Hors-jeu
Soixante-six ans et déjà hors-jeu ?
La rage me pousse à mon clavier ! Une erreur de frappe et calvaire apparait.
Déjà au cœur du sujet !
Il s’invite sans ménagement, ne souhaite pas que je tergiverse.
Donc, j’étais installée dans un confort radieux à la maison.
Avec suffisamment de temps et de santé mentale pour me sentir invincible face à La Liste.
Je pouvais enfin l’affronter. Elle était restée là, La Liste, à droite de mon ordinateur et avait fini par disparaitre, se fondre dans l’environnement tant je voulais l’oublier.
Elle me réserve ce que j’ai repoussé aux limites de la décence, non par gout pour la procrastination, mais par horreur de…..ce qui va suivre.
Allez donc comprendre pourquoi, en ces journées de quiétude, je décide de m’y attaquer !
Jugez-en :
- Des commandes de médicaments à des labos ne vendant que sur internet.
- Un besoin impérieux de documents fiscaux pour professionnaliser mes relations avec mes locataires
- Le renouvellement de ma carte d’identité
- La création de mon espace santé sur Ameli pour alimenter mon dossier médical et rédiger mes directives anticipées.
Et pour me donner du courage, j’y adjoins quelques réjouissances :
- L’organisation d’un week-end de trois jours à Marseille
- Et de deux jours à Metz, avant la clôture de l’exposition Suzanne Valadon
- Une commande de coussins chauffants pour le dos et les cervicales
Premier constat, et de façon totalement contre intuitive, ce ne fut pas plus aisé de traiter les seconds que les premiers.
Je me suis jetée dans l’aventure avec une belle énergie, plus par envie de passer fissa la Liste à la corbeille que par un optimisme serein.
J’ai donc opéré avec constance et assiduité des visites sur les sites marchands des laboratoires pharmaceutiques, ceux des Impôts, de la Mairie et de la Sécurité Sociale, et celui de la Sncf. Vous remarquerez au passage que plus rien ne s’appelle exactement ainsi.
J’ai procédé à des balades interminables sur ceux des Airbnb, Tripadvisor and co et grands dieux qu’ils sont nombreux. En suis ressortie toute courbatue.
Et je confesse, malgré une inimitié marquée pour Amazon, que j’ai vécu une vraie lune de miel avec eux. Simplicité, rapidité, efficacité. Rien à redire, sinon leur modèle économique désespérant qui me fait les éviter autant que possible.
Toutes les autres appli dévorent notre temps, notre énergie et sape notre confiance en nous.
Sauf pour les geeks ! Qui critiquent férocement leur ergonomie et leur lisibilité mais s’en sortent malgré tout avec aisance.
Le profane, dont vous aurez compris je fais partie, dans sa grande innocence, imaginait ces outils simples, accessibles à tous et pensés pour nous. Celui-là souffre !
Car ce qui devrait fonctionner ne fonctionne pas forcément. « Site momentanément indisponible », « oups ! Une erreur technique est survenue » « Votre code secret n’est pas correct, l’accès vous est bloqué ».
Ou, version plus joueuse, tout fonctionne à merveille, enfin presque, puisqu’à la fin nous sommes renvoyés brutalement à la page d’accueil, sans explication ou message, et cela, trois fois de suite. Je pourrais tuer pour cela mais je n’ai personne sous la main ! Où va ce stress qui ne trouve pas d’issue ?
J’avais prévu une journée de travail, parce que c’est du travail, ne nous y trompons pas.
Du travail qui nous échoit, là où nous avions pris l’habitude d’avoir en face de nous des interlocuteurs, des personnes humaines dont c’était justement le travail.
Alors oui, il fallait se déplacer, oui, il fallait attendre et souvent, assez longtemps, mais ensuite, et dans la plupart des cas, nous avions un interlocuteur pour traiter notre demande. Et nous repartions tranquillisés.
J’avais prévu une journée.
J’en ai flingué trois.
Trois jours
A créer des comptes. Non mais c’est quoi ce passage quasi obligé ? Et quand nous avons le choix, bizarrement l’algorithme, habilement, nous canalise irrémédiablement vers ce que nous souhaitions éviter. En tous cas, de moi, il fait absolument ce qu’il veut.
A créer des mots de passe, pas trop longs, pas trop courts, pas trop simples avec au moins tant de caractères et……je vous épargne, vous connaissez par cœur. Mots de passe notés précieusement dans mon carnet magique mais qui ne sont plus acceptés lors de ma prochaine visite. Tout devient obsolète très vite sur internet ! Et nous avec !
A tenter de se couler dans leur logique, à se faire reconnaître doublement ou triplement, par des tests visuels suivis de passage par des sites officiels pour finalement atteindre le nirvana des codes secrets.
A braver les cookies quand c’est possible, à se dérober aux fenêtres qui s’ouvrent pour nous informer de la bonne nouvelle de la refonte d’adobe, avec guide à la clé.
Trois jours à flirter avec mon appli bancaire qui donne l’autorisation de procéder aux achats en cours, pour peu que notre réseau internet défaillant ou susceptible selon les heures, malgré la fibre, réagisse suffisamment promptement ! Sinon, délai dépassé, on redemande un code, une autorisation, attente le souffle court jusqu’à…ouf, gagné !
Trois jours à dire non à tout sauf à ce qu’on cherche à obtenir, trois jours à tenter de se conformer sans perdre son intégrité, trois jours de patience mise à mal, de dialogues hallucinants avec son ordinateur.
Qui, dans ces moments de stress, est humanisé au-delà du raisonnable.
« Ah mais non, Coco, tu ne peux pas me faire ça »
« Purée ! Quel con non mais quel con, c’est pas possible ! »
« Non mais t’es marrant toi, je fais comment pour garder une copie de l’écran ? »
« Ok, je veux bien moi, procéder, comme tu dis, mais où ?»
« Allez, faut que tu me donnes un coup de main, car ça, moi, je sais pas faire »
« Mais, au secours, je viens de te le dire déjà trois fois ! »
Et lui aussi me parle
« Désolé, vous n’êtes pas Monsieur JLD, vous n’êtes pas à l’adresse IP requise » Site des impôts
« Punaise, je sais bien que je ne suis pas Monsieur JLD !!!! Mais alors tu me dis à quoi il sert alors mon numéro fiscal !»
Trois jours de colère, de rage, d’impuissance !
Trois jours de désespoir aussi à se sentir si nulle, si peu adaptée à cette ère du tout technologie, sentiment nouveau et parfaitement odieux.
Poussée sur le bas-côté de la route, le trajet se poursuivra sans moi, j’ai appartenu à cette société, j’y ai apporté ma pierre. J’en suis éjectée !
Par un monde sans pitié qui se moque bien que vous soyez équipé ou non d’un ordinateur, que vous soyez formé ou non, que vous soyez connecté ou non au grand réseau, que vous ayez ou non les facultés intellectuelles suffisantes, que vous ayez ou non quelqu’un à vos côtés pour vous aider.
Et nous nous sommes laissés faire, nous avons laissé faire. II y avait des bons côtés.
Séduits par l’autonomie que cela nous donnait, le fantasme de ne plus dépendre de personne, de choisir son moment sans contrainte des horaires d’ouverture des bureaux.
Nous avons été complices car aveugles et inconscients ou exagérément confiants. Et pour certains, heureux de remplacer par une machine la lenteur ou le manque de professionnalisme de nos anciens interlocuteurs.
Maintenant, ça va mieux, nous n’en n’avons plus !
Justement, nous n’en n’avons plus ! Au secours !
Nous nous retrouvons seuls face à nos précieux écrans qui nous relient au monde, à un drôle de monde. Un monde pas drôle du tout.
Je dénonce cette nouvelle forme d’asservissement prise de plein fouet sans préparation, en un temps record.
Je dénonce la charge mentale de devoir s’adapter à diverses logiques, étrangères à notre quotidien vingt ans auparavant.
Je dénonce l’hypocrisie et les mensonges car les promesses cèdent le pas à la financiarisation et prennent le pouvoir sur le politique, sur les compétences et la production.
Je dénonce le cocktail absurde et imbuvable de « rentabilité du service public » joyeux mélange de terminologies empruntées à des univers opposés et inconciliables.
Je dénonce la folie qui en découle sous forme de maltraitance institutionnalisée tant pour les salariés que pour les usagers.
Je dénonce la discrimination de toute une partie de la population délaissée par le politique face aux GAFA tout puissants.
Je dénonce cette violence quotidienne pour celui qui n’a pas pris le train en marche.
Je dénonce l’utilisation de cette technologie à des fins manipulatoires en complexifiant les démarches pour faire valoir nos droits, effectuer des réclamations, et les dossiers d’autorisation provisoire pour les migrants.
Je dénonce la « bunkerisation » des services publics, la disparition des numéros de téléphone, des noms de nos interlocuteurs, des espaces de rendez-vous…
Et j’affirme, que, dans ce train dit « du progrès », nous sommes nombreux à avoir envie de sauter en marche. Ou à ne pouvoir faire autrement que de sauter en marche.
Nous voilà éclafouilllés sur le chemin. Qui prendra soin de nous ?
D’autant que ça ne risque pas de s’améliorer, entre nos neurones sur le déclin et l’accélération du processus en cours.
J’ai bientôt soixante-sept ans et j’ignore combien d’années encore je serai capable de rester dans ce train.
Pascale Angelot
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