Le sensible et l’algorithme : une histoire en devenir
Dans l’histoire de l’humanité telle qu’elle nous est racontée, la domestication par l’humain de la nature pour son usage a participé à sa survie. Aujourd’hui, l’organisation de la société repose sur l’intégration progressive des techniques dans de multiples domaines et sur l’appropriation de la nature à des fins d’enrichissement. Elle a débuté bien avant le 19e siècle, ère de l’industrialisation. Toutes ces évolutions contribuent-elles à faciliter nos vies ? Ne nous détournent elles pas dans le même temps d’autres savoirs et facettes du monde ?
A partir de quelques constats
Ainsi, parler de technique revient aussi à parler de l’évolution sociale et des rapports humains tellement leur maillage est étroit. Aujourd’hui, la vie d’un humain sans l’apport de la technologie relève du défi. Cela touche même à son identité : soit on lui attribue une identité numérique, soit il en choisit une via pseudos, avatars… Comme nous le dit Saverio Tomasella « Du fait des moyens numériques, l’autre est dématérialisé, dépersonnalisé, déshumanisé : il devient une abstraction ».
« L’homme assisté » est de plus en plus dépendant des technologies et des techniques dont il dispose : numérique, I.A., ou technologies immersives comme la réalité virtuelle et la réalité augmentée… Il en arrive même à les investir affectivement. Il est devenu quasiment impossible aujourd’hui d’être un citoyen sans outil informatique et cela devient particulièrement handicapant s’il n’en n’a pas la maîtrise. Cette déshumanisation en viendrait à faciliter les violences verbales ou comportementales, en justifiant toujours plus de moyens techniques pour l’éradiquer alors qu’en fait, ils l’alimentent.
Dans le même temps dans nos sociétés industrialisées, le lien et la façon de s’ajuster au vivant, à la nature, sont de plus en plus orientés vers le rendement. Le profit, la rentabilité, la privatisation et l’appropriation exclusives des ressources naturelles dont nous disposons, est une pratique mondialisée. La technologie n’y échappe pas en contribuant à cette optimisation. Le lien d’interdépendance entre nous et ce qui nous entoure ne semble plus prioritaire. La nature et la qualité du contact au vivant sont rarement transmises. Ainsi, il est difficile qu’une conscience s’éveille au fait que nous sommes les cohabitants d’une planète, une espèce parmi tant d’autres, chacun avec sa propre forme d’intelligence. Hormis dans certaines pratiques, le respect entre espèces s’est évanoui. Saigner, exploiter : arbres, animaux, eaux, terre, minéraux, etc. et les traiter comme des marchandises, est entré dans les usages sociétaux. Considérés comme objets, ils sont les ressources qui permettent le fonctionnement de notre organisation sociale.
Il semblerait que nos repères dans l'environnement naturel, en tant qu’humanité en constante transformation, aient été peu à peu abandonnés. La sédentarité, installant le concept d’habitat fait de béton et de bitume à grande échelle, plonge le citadin de fait dans le non vivant. Cela infiltre les comportements jusqu’à répondre à nos besoins y compris vitaux via internet. Interface facile et rapide, infatigable compagnon, l’algorithme s’immisce dans nos modes de vie. Le big data a pris sa place dans nos rapports humains. Cela crée une distance voire une séparation qui se généralise entre l’homme et la nature. La puissance générée par le codage informatique et la mise en réseaux de l’information dépasse les capacités humaines et oblige l’utilisateur du numérique à être un interlocuteur, un informateur, une potentielle source de revenus. L’environnement d’aujourd’hui trace l’usager dans le moindre de ses mouvements et centres d’intérêt. Sa vie y compris affective au quotidien, s’enroule autour de la matière non vivante. Il nous faut faire un effort quasi volontaire pour avoir une communication directe et sensible à ce qui nous entoure. La clinique psychothérapeutique d’aujourd’hui n’échappe pas à cette infiltration où « le numérique prend une place croissante…l’écran proposant une nouvelle forme d’intimité, chacun chez soi » selon Boris Cyrulnik.
Des questions se posent
Pourtant nous sommes des êtres sensibles. Je me pose la question des répercussions de ces contacts répétés avec l’inerte, le fonctionnel, l’opérant, l’utile. Ce monde en sous-main qui n’est plus un monde de relations humaines mais de clics on/off, de collecte d’informations en masse, de rapidité des transmissions, de multiplication à l’infini de sollicitations.
Je constate que cette pression numérique accapare l’attention en permanence, construit une gestuelle, une façon de s’orienter y compris physiquement dans le monde, ne serait-ce que via les GPS qui sont là constamment à notre service, comme ce patient qui arrive pour sa première séance au cabinet téléphone en main avec « google map » me dit-il, me regardant à peine et s’installant sans même attendre que je l’y invite. Ce faisant, ces auxiliaires désactivent peu à peu des capacités que d’autres générations possédaient, comme : les codes sociaux de prise de contact, reconnaître les signes du changement de météo, s’orienter dans la nature, etc.
Comment ce processus de contact avec les objets et leur valeur symbolique ont-ils pris place ? Comment se transmettent-ils de génération en génération ? Peut-être cela commence-t-il dès la toute petite enfance par le doudou, objet transitionnel, aujourd’hui le plus souvent remplacé par le smartphone, la tablette et leurs applis ? Cela se continue-t-il par la valeur affective portée aux objets ? Une réponse possible se trouverait dans la généralisation des objets de toute sorte et d’objets connectés qui font le décor de nos villes. Ils mobilisent notre besoin vital d’attachement et d’exploration à travers le système nerveux. Peut-être aussi est-ce à l’inverse, notre besoin d’attachement, d’exploration, d’accomplissement qui nous pousserait à trouver des substituts. À quel moment l’humanité est-elle passée de l’objet outil fonctionnel chargé d’alléger, optimiser ou soutenir nos tâches les plus pénibles ou répétitives, à l’objet transitionnel permanent, chargé de répondre à nos besoins narcissiques, identitaires, affectifs et relationnels ?
L’être social a besoin pour vivre de contact à tout prix et quel qu’en soit le mode. Alors, quand le contact à l’autre vient à manquer ou est désajusté, que c’est trop douloureux, nous tourner vers un robot devient une évidence. À tout moment du jour et de la nuit, l’algorithme nous fournit la réponse, l’excitation, le service, la prévision. Serions-nous devenus une société qui souffre de la technologie à outrance d’où émergent des souffrances liées à l’absence ou à l’inverse comme le souligne G. Francesetti : serait-ce la solitude qui génère ces comportements ? Il se pourrait qu’il y ait une co-influence qui soit à l’œuvre. À quel moment et depuis quand les membres de notre société ont-ils cessé de regarder une plante ou un être vivant pour ce qu’il est ? Leur regard et leur perception ont changé leur rapport au monde. Ce dernier, au fil de notre histoire sociale, s’est réduit à l’utile et à l’usage des choses, objectivant à l’extrême. A force de voir des choses en face, on ne voit en face que des choses. La technologie dissèque, répertorie, segmente une complexité vivante, qui est pourtant bien plus que ses parties.
Nos capteurs, notre sensibilité en tant qu’humain nous ouvrent un savoir expérientiel. Je constate de plus en plus dans ma clinique que ce savoir se perd, se déprécie. Ainsi à chaque problème soulevé par le vivant, une réponse anonyme est apportée via le médicament, ou encore une réponse automatisée, le tchat, l’achat de tel ou tel objet pour soulager, pour circonscrire le problème. Le moyen est un objet ou un humain qui a des phrases d’automate déjà préprogrammées. Les personnes qui nous consultent en viennent à se traiter ainsi et attendre de nous ce type de retour. Cette communication qui se veut informative devient performative et les sécurise bien plus que l’aventure relationnelle. Ils ne sont pas choqués de parler à un robot, cet objet sur la table ; en revanche, ils peuvent l’être de personnes qui communiquent avec les arbres, les animaux, le vent, les esprits de la nature ou tout simplement ne plus savoir comment partager avec l’autre ce qui est là pour eux. N’y aurait-il pas un paradoxe ? Serions-nous devenues une civilisation plus à l’aise à considérer l’interaction avec un objet plutôt qu’avec un être animé quelle que soit sa nature, visible ou invisible ?
Ces savoirs qui reposent sur des perceptions, sont désignés du doigt et regardés avec distance quand ce n’est pas avec méfiance. Pourtant sans ce savoir immédiat perceptif (nociception, proprioception, etc.), je constate dans ma clinique combien les personnes se sentent insécurisées, fragiles, impuissantes, dépassées, ignorantes d’un savoir qui est à leur portée pour peu qu’elles apprennent à l’exercer. « La perception est ouverture aux choses » nous dit Merleau-Ponty, « elle est une façon de s’installer en elles et de les habiter ».
Serions-nous une civilisation qui perd progressivement le mode d’emploi de son propre vivant au point de rendre la plupart de ses membres absents ou partiellement absents au contact, instables, fragmentés voire peureux car la relation est imprévisible ? Serions-nous en tant qu’individu dans un groupe social avec une présence morcelée face à ce qui sans cesse nous touche, nous presse de répondre dans les temps jusqu’à nous harceler, nous oppresser, voire nous violenter ? La question se pose car tout ceci nous disperse par petits morceaux d’attention donnés aux réseaux sociaux qui transmettent des informations parcellaires au kilomètre activant sans cesse et sans sas, sans répit ni repos.
Spécifiquement dans nos cabinets
Dans ma clinique, je constate que ce mode de rapport au numérique, parasite le rapport à soi. Plus le temps de laisser émerger une sensation, une envie, un désir. La personne qui consulte vient pour un résultat rapide, savoir comment faire. Je me retrouve à la place de l’IA. Je dois fournir la réponse. Je peux me sentir captée, colonisée, voire « raptée » par la pression de répondre aussi rapidement et efficacement qu’une machine, sans défaillance.
Alors je me demande quelles sont les conséquences de cette évolution technique sur la pratique thérapeutique ? Notre place ne serait-elle pas aussi de permettre une disponibilité dans le présent, un ré-accordage relationnel ajusté, d’apprendre à collaborer pour œuvrer ensemble dans le processus thérapeutique de manière adaptée et bienveillante, apprendre à accueillir les mouvements corporels et réguler des modalités d’être qui se perdent, se fragmentent, se dissocient et qui peuvent faire surgir la souffrance ? L’histoire des patients contribue à ce qu’ils sont, évidemment, et cependant, je constate aussi de plus en plus l’impact de ce mode vie actuel maillé à l’algorithme. Il touche la biologie du corps. Alors notre métier ne serait-il pas pour une part devenu éducatif pour apprendre à préserver des fonctions vitales indispensables et tolérables ?
Régine Cludy
Gestalt-thérapeute, superviseure, formatrice exerçant à Paris. Directrice pédagogique de l’école de formation à l’accompagnement thérapeutique Savoir Psy.
Bibliographie :
- Tomasella Saverio (2023) Plus jamais harcelés En finir avec la maltraitance ED Vuibert
- Francesetti G. (2022), Fondamentaux de psychopathologie phénoménologique gestaltiste, Ed L’Exprimerie 2022 Collection paroles parlantes
- Merleau-Ponty M. (1976) Phénoménologie de la perception, Ed Gallimard
- Sous la direction de Lemoine P., Cyrulnik B. (2023) Pour une nouvelle psychiatrie Propositions, ED O. Jacob
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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