Entretien avec Francis Vanoye - Juillet 2022
À Dire : La période que nous traversons est marquée par différentes menaces - évolution planétaire, pandémie, guerre - sources d’inquiétude devant l’imprévisibilité et l’incertitude de notre condition humaine. Nous te savons sensible à cette question de l’incertitude qui fait l’objet d’un nouveau chapitre du livre écrit avec Elisabetta Caldera et tout récemment ré-édité à l’Exprimerie. Pourrais-tu nous en dire plus ?
Francis : Nous sommes tenus à vivre entre deux polarités, celle de la certitude et celle de l’incertitude. La seule véritable certitude est celle de la mort, de la finitude. Tout a une fin. C’est connu et inéluctable. L’autre polarité, c’est l’incertitude sur le comment de la fin. On ne connaît « ni le jour ni l’heure ». Rien n’est certain, à cet égard. Chacun de ces pôles génère de l’angoisse - entre savoir et ne pas savoir. Nous mettons en place des pare-angoisses qui nous permettent de supporter l’insupportable. Nos liens affectifs, notre intégration sociale et professionnelle nous servent à juguler cette angoisse. Le suicide est une solution si cette tension s’avère intolérable. Mais en temps ordinaire, ces pare-angoisses fonctionnent, et chacun mène sa vie, en aménageant ce tiraillement entre certitude et incertitude.
À.D. : Qu’y aurait-il de particulier dans la période actuelle ?
Francis : Nous vivons actuellement dans un environnement potentiellement catastrophique. C’est comme si l’espace entre la certitude et l’incertitude s’était resserré et l’angoisse s’intensifie. Nous sommes cernés. Cette accélération des menaces environnementales est nouvelle, du fait du cumul des problèmes climatiques, économiques, pandémiques. Tout est lié. Tout concourt à amplifier les sentiments d’insécurité. C’est nouveau, car nous sortons d’une période idéalisée où tout semblait possible.
À.D. : Effectivement les dernières décennies nous ont portés dans la croyance d’un monde sans limites et de ressources exponentielles, qui a donné naissance au mouvement du potentiel humain, en France dans les années soixante-dix, auquel la Gestalt-thérapie se rattache.
Francis : Aujourd’hui, les catastrophes se profilent de plus en plus proches. On ne peut guère s’illusionner. Tout le monde le ressent. Patient et thérapeute vivent conjointement en état d’alerte. Il devient difficile de distinguer l’inquiétude du thérapeute de celle du patient. L’angoisse du patient est analogue à la nôtre, sans pouvoir différencier ce qui est de l’un et de l’autre.
À.D. : Oui, le gestalt-thérapeute est familier avec la démarche de rejoindre le patient là où il est pour accompagner sa souffrance. Mais avec la pandémie, nous sommes plongés ensemble dans ce climat terrorisant qui nous affecte tous. Cette situation inhabituelle ébranle nos certitudes et crée une proximité, parfois une intimité, qui vient bousculer les repères usuels de l’asymétrie entre les deux protagonistes. Le patient se révèle inquiet de nous autant que nous le sommes de lui.
Francis : Cela nous amène à travailler autrement. En outre, je constate dans les supervisions que le doute s’installe plus volontiers chez certains thérapeutes. Ils doutent du bienfait de la thérapie, se demandent si elle sert – s’ils servent - à quelque chose. Cette remise en cause est déstabilisante : on ne croit plus à ce que l’on fait. Certitude et confiance disparaissent.
À.D. : Une forme d’impuissance apparaît face aux modalités environnementales comme si nous étions dépassés par les événements… Cette leçon d’humilité nous fait sortir d’une position de toute-puissance, tendance parfois présente chez les thérapeutes de tous poils !
Un autre aspect de la question porte à explorer ces nouvelles formes de mal-être. Les médias parlent de plus en plus d’éco-anxiété. Cette terminologie te paraît-elle significative ? Serait-ce l’apparition d’une nouvelle pathologie ?
Francis : Je ne m’estime pas habilité à définir une nouvelle pathologie. Ce n’est pas mon travail. La psychopathologie nous offre des repères mais elle nous emmène dans le registre de la psychiatrie. Le gestalt-thérapeute se défend du danger d’étiquetage des problèmes pour être au plus près de la souffrance singulière vécue par le patient. De mon côté, je perçois plutôt une accentuation du mal-être, une exacerbation des symptômes.
À.D. : Nous pourrions nous demander si cette amplification du malaise n’est pas également liée aux mesures de protection, de précaution et de contrôle ? Que penses-tu de cette évolution sociétale ?
Francis : Nous touchons à la question sensible de nos libertés. Une série de mesures est mise en place pour se protéger contre les attaques menaçant notre vie (masque, confinement, vaccin, passe-sanitaire). Mais très vite, ces mesures peuvent être vécues comme des atteintes à notre liberté et produire des réactions excessives.
À.D. : Effectivement, nous voyons apparaître des divisions et des clivages : les « pour » / les « contres », les « soumis »/ les « insoumis », les « gentils »/ les « méchants ». Et nous pourrions nous demander, à l’instar de quelques philosophes contemporains si ce climat d’exclusion n’est pas plus nocif que le virus lui-même ?
Francis : La radicalisation peut être dangereuse. Mais elle fonctionne aussi comme un pare-angoisse. C’est la solution trouvée pour contenir l’angoisse. Le complotisme sert à cela, à projeter sur autrui l’origine de nos malheurs. C’est, par exemple, le processus bien connu de bouc émissaire. Mais en thérapie, nous n’avons pas à prendre parti.
Ce qui importe, c’est le patient : « Où est-ce qu’il en est ? », « Sa souffrance consiste en quoi ? », « Comment il définit son mal-être ? », « Comment il pourrait aller mieux ? ».
À.D. : D’après-toi, la critique du système qui exerce des pressions sur l’individu pourrait-elle contribuer à restaurer sa liberté de penser ?
Francis : L’opposition systématique, c’est de la contre-dépendance. Être contre, c’est encore être dépendant. Il est nécessaire de travailler sur les représentations figées, d’interroger les adaptations et les normes culturelles pour sortir de la dépendance.
À.D. : Nous nous plaisons à qualifier la Gestalt-thérapie de subversive. Nous pensons à l’article de Jean-François Gravouil pour qui la psychothérapie « devient subversive et désaliénante puisqu’elle affranchit les individus de leur dépendance excessive au système marchand et leur rend la liberté de leurs choix {---} ¹ ». Qu’en penses-tu ?
Francis : Remettre en cause les introjets, les idées reçues n’est pas de la subversion. Ce terme de subversion me chatouille un peu. Je ne suis pas à l’aise avec ce mot-là. Comme si cela nous donnait bonne conscience d’être subversif, comme si nous revendiquions cette identité. Faut-il absolument être subversif ?
À.D : Cette identité nous vient peut-être du côté rebelle de nos fondateurs. Mais la psychanalyse elle-même était perçue comme subversive.
Francis : Le caractère subversif vient du regard extérieur. C’est le contexte moralisateur de l’époque qui a défini la subversion de la psychanalyse. Cependant il y a deux aspects dans la psychanalyse : révolutionnaire car mettant l’accent sur le polymorphisme de la sexualité infantile d’un côté, et de l’autre prônant une résolution adaptatrice qui encourage à grandir, travailler et aimer.
À.D : Les fondateurs de la Gestalt-thérapie se situent dans cette vitalité anarchiste qui conteste la tendance autoritaire et figée de l’institution sociale. Quel sens aurait aujourd’hui cette invitation de Perls « La Gestalt-thérapie représente pour la psychologie une force de rébellion humaniste et existentielle qui veut lutter contre les puissances de répression et d’autodestruction qui gouvernent beaucoup de membres de notre société » ?
Francis : Il est nécessaire de contextualiser les positions de nos fondateurs surgissant dans le contexte d’une Amérique puritaine. La Gestalt-thérapie de l’époque invitait à se libérer des pressions institutionnelles. Mais la signification de cette citation de la bouche de Perls s’explique par la nécessité de différencier la psychothérapie de la psychologie. Il s’agit de situer la vision transformative et unificatrice de la thérapie par rapport à une vision conservatrice et normative de la psychologie.
À.D : À t’entendre tout serait à relativiser en fonction de l’environnement ?
Francis : Effectivement, j’insiste sur la question du contexte et de l’environnement. Parfois subversion et anti-conformisme se confondent. Je pense à ce texte récent d’Alberto Manguel qui décrit une Annonciation peinte en 1333, où l’on s’étonne de voir la vierge tenir un livre. Cette représentation de la future mère de Jésus est alors très rare. C’est un tableau subversif dans le contexte de l’époque. « Les femmes qui lisent sont dangereuses »...L’accent est mis sur la sagesse plus que sur la pureté ou la douceur. Ce tableau subvertit l’image de la vierge².
À.D : Comment pourrais-tu distinguer anti-conformisme et subversion ?
Francis : L’anti-conformisme, c’est une posture pour se distinguer, apparaître dans notre singularité, alors que la subversion a un objectif critique. Mais critique de quelque chose. La subversion c’est être contre, mais pour quoi ? pour quoi faire ? Je pense à telle ou telle évolution artistique qui parait subversive car elle traverse des vagues successives de non-conformisme. Passer du figuratif au non-figuratif n’était pas conforme dans l’ambiance d’une époque. Et puis revenir au figuratif a pu sembler novateur. La création nécessite ce passage par des phases de déconstruction, de défiguration. En ce sens, elle apparaît proche de la thérapie. Et c’est pour cela que la fréquentation des œuvres contribue puissamment à « l’esprit d’ouverture » - comme on dit à France Culture - , à la découverte des sentiments. Il ne s’agit pas d’accumuler des savoirs ou d’acquérir quelque emprise sur l’autre mais de goûter des formes, de renforcer sa compréhension du monde.
À.D : C’est intéressant de constater que les formes émergent sur un fond culturel, dans une ambiance temporelle, dans un contexte sociétal. Nous reconnaissons ce processus - cher à la Gestalt-thérapie - d’émergence de la figure sur un fond : construction, déconstruction, reconstruction des figures. Il serait nécessaire de détruire pour construire du nouveau. Mais à la différence d’une vision purement constructiviste où « il n’y a pas d’autre réalité que celle que chaque sujet construit », nous prônons un constructivisme social qui s’énonce ainsi : « il n’y a pas d’autre réalité que celle que chaque sujet construit dans la relation. »
Et toi, que dirais-tu de la spécificité de la Gestalt-thérapie dans notre contexte actuel ? L’heure serait-elle moins à la révolte qu’à l’ajustement créateur ?
Francis : Dès son origine la Gestalt-thérapie porte à la fois un facteur individualisant, centré sur soi, et un facteur responsabilisant, décentrant vers l’autre.
Selon moi, ce qui est transformateur, c’est d’abord la découverte de soi-même, soutenue par l’écoute du thérapeute. C’est la libération de la parole qui est le ressort principal grâce auquel le patient se dévoile et se découvre. Sa vision de lui-même et du monde se transforme au fur et à mesure qu’il se livre. C’est cela le ressort de la cure.
À.D : Mais alors quelle serait la différence avec l’écoute analytique ?
Francis : Le dispositif de la parole est identique. Le fait de dire, de raconter, d’expliciter par des mots est en soi libératoire et thérapeutique. Accueillir la souffrance est un remède. Mais la différence réside dans la modalité de l’écoute car on n’écoute pas la même chose. Le psychanalyste guette les manifestations de l’inconscient alors que le gestalt-thérapeute est présent à l’expression du corps et de l’émotion autant chez lui-même que chez le patient. Il est attentif aux résonances qui circulent de l’un à l’autre dans le présent de la séance.
À.D : Tout se passe dans l’ici et maintenant de la rencontre. C’est sans doute cette focalisation sur le déroulé de l’aventure d’instant en instant en relation avec un environnement mouvant qui fonderait le côté novateur de notre approche. Nous retrouvons ainsi ta remarque initiale sur la nécessité de se coltiner l’incertitude de notre devenir…
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1- Jean-François Gravouil, « La psychothérapie dans la société », in La goutte d’eau et l’océan, Revue Gestalt n°29, SFG, 2005.
2- Voir Alberto Manguel, Le livre d’images, Actes Sud, 2001.
3- Jean-Marie Robine, « Oser la post-modernité en psychothérapie », in S’apparaître à l’occasion d’un autre, L’Exprimerie, Bordeaux, 2004.
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