Faut-il s’adapter ?
L’homme n’est pas seulement un être qui s’adapte, mais un être qui s’invente
Godelier 2007 (1)
Au cœur des tourmentes environnementales, sous les menaces écologiques, épidémiques, économiques, la question de l’adaptation se pose expressément. Depuis les découvertes de Charles Darwin sur l’évolutionnisme au milieu du 19ème siècle, cette question a pris un tour provocateur, bouleversant les idées reçues et la bien-pensance de l’époque, notamment le mythe fondateur de la création divine. S’appuyant sur le naturalisme et le biologisme, la théorie évolutionniste pose la nécessité de l’adaptation d’un organisme à son environnement en mettant l’accent sur les capacités prodigieuses de mutation et de transformation de l’être. Mettre en cause l’idée de la toute puissance divine au profit du potentiel humain s’accorde bien avec la philosophie et la psychologie humaniste à laquelle la Gestalt-thérapie se réfère.
C’est quoi s’adapter ?
Survivre implique de s’adapter à l’environnement. Comme l’environnement est changeant, l’organisme est amené à s’ajuster continuellement, de manière créative et transformative, en fonction de ses besoins et des ressources environnantes. Ce principe de base, théorisé par Darwin (1859), fonde l’existence humaine dans le biologique. Cette relation de l’homme avec l’univers suppose un équilibre entre le stable et l’instable, comme un rapport de force, à la fois dynamique et statique. L’adaptation ainsi comprise est au carrefour entre ces deux polarités. Cette conception de la relation au monde sera reprise par le philosophe Henri Bergson qui la développe dans L’évolution créatrice (1907). La notion de l’adaptation ne se limite pas à l’intimité mais s’élargit alors au domaine social et politique. Plus récemment, Michel Foucault poursuit ces idées en reliant le biologique et le politique avec la Naissance de la biopolitique (Collège de France 1978-79) qui réfute le dualisme entre nature et culture dont notre culture occidentale est imprégnée.
La circulation des idées est impressionnante car les affinités de pensée entre cette conception de l’adaptation et celle du courant de philosophie pragmatique qui émerge outre atlantique au début du 20ème siècle saute aux yeux ! Le pragmatisme s’appuie sur le constat que la relation entre l’homme et le monde s’ancre dans l’expérience de chacun. Parmi les précurseurs de cette démarche Ralph Emerson (1803-1882) définit la self-reliance comme la capacité de chacun à évaluer ce qui est bon pour lui ; la vision de la démocratie qui en découle refuse le conformisme. De son côté, Henri Thoreau (1817-1962) prône la désobéissance civile si les règles sociales entrent en contradiction avec les valeurs éthiques. Dans leur prolongement, les leaders de ce mouvement Georges Mead (1863-1031) et William James (1842-1910) font du développement de soi une affaire sociale et collective. Enfin John Dewey (1859-1952) conjugue éducation et politique dans une philosophie du "vivre ensemble".
La vision de l’adaptation chez Dewey est transformative, dans un échange réciproque et actif : se laisser affecter par l’environnement autant qu’agir sur celui-ci. Loin d’éviter la différence et l’éventuel conflit, elle valorise l’interactivité et les transactions, prenant en compte l’inadaptation éventuelle. Cette pensée novatrice inclut la dimension politique en invitant chacun à participer à la dynamique collective. L’équilibre entre soi et le monde est précaire et demande un ajustement perpétuel dans une dialectique entre l’ancien et le nouveau, le fixe et le mouvant. Il s’agit de pas se laisser enfermer dans le manichéisme du tout bon ou tout mauvais. Les contraires ne s’opposent pas, mais se complètent et s’enrichissent. C’est à Dewey que nous devons la notion d’Intelligence collective, si pertinente dans la société d’aujourd’hui, invitant à une gestion horizontale des problèmes sociétaux.
S’adapter aujourd’hui ?
L’adaptation prend un tout autre sens lorsque que nous sommes soumis à l’injonction « Il faut s’adapter ! », « Tu n’as qu’à t’adapter », « C’est à toi de t’adapter ! ». La responsabilité des problèmes est attribuée à la personne qui se sent de ce fait nulle et insuffisante. La résolution est alors de se soumettre au conformisme ambiant, de céder aux conditions imposées par l’environnement. Ces pressions sont particulièrement agissantes lorsque nous sommes dans la peur. Nous venons de vivre une période sensible dans la lutte contre le coronavirus où les mesures de protection contre l’épidémie nous furent imposées autoritairement par des experts nommés pour ces circonstances, au risque de nous faire perdre notre libre arbitre et notre capacité à penser par nous-même. Dans ce cas, se plier passivement aux consignes est plus sécuritaire et confortable que de se rebeller.
Plusieurs aspects sont à souligner dans notre tendance à accepter ces injonctions :
- Un aspect régressif qui nous infantilise en remettant notre sort dans les mains d’un savoir supposé. Il s’agit de se discipliner devant le gouvernement qui prend alors une place verticale d’enseignant ou de parent.
- Un modèle normatif qui rend la différenciation insupportable. Le risque de passer pour un inadapté, terme glissant inexorablement vers celui d’handicapé, nous verse dans la pathologie. La soumission est encouragée par le pouvoir médical.
- Un besoin d’appartenance qui nous immerge dans la masse et nous attèle à la foule humaine. Le conformisme paraît la solution idéale pour conserver l’affection et la reconnaissance. Cette saine confluence permet de rejoindre nos semblables. Trahir ses frères génère de la culpabilité.
- Un jugement moral qui prône une « bonne » manière de faire et entraîne un clivage entre les bons et les mauvais (par exemple, les pro-vax sont assimilés aux gentils et les anti-vax deviennent les méchants). Si le droit chemin est dicté d’en haut et les francs-tireurs sanctionnés, des réactions excessives et délictueuses surgissent.
Ainsi dans cette situation de pandémie, la guerre déclarée contre le virus s’est retournée contre nous dans une lutte fratricide. Comme le souligne Peter Schulthess dans ces pages, si la peur nous envahit, l’adaptation devient soumission et nous sommes enclins à des conduites excessives, poussés à des extrêmes, dans un système binaire (soit adaptés, soit inadaptés). Cette conception réductrice de l’adaptation qui apparaît comme une déformation de sa définition initiale, semble une dérive flagrante dans notre contexte sociétal.
Du libéralisme ou néo-libéralisme
Comment expliquer cette bascule ? L’hypothèse de Barbara Stiegler corroborée par nombre de penseurs contemporains est que nous devons cet aboutissement à l’évolution néo-libérale de la société industrielle. Dans son ouvrage Il faut s’adapter (2019), elle déclare : « La mécanisation produite par la révolution scientifique a en effet brutalement rompu la logique adaptative de l’évolution lente et graduelle, décrite par Darwin (2) »et poursuit : « Avec la révolution industrielle, la merveilleuse adaptation entre les vivants et leur milieu a laissé place à un conflit qui semble insoluble entre l’espèce humaine et son environnement. {---}. L’homme citoyen se découvre complétement débordé par son nouvel environnement qu’il n’est même plus capable, non seulement de connaître ou de comprendre, mais simplement de percevoir. (3) » L’avènement de ce nouvel environnement ne serait pas assimilable par l’être humain qui souffre alors d’une complète désadaptation. La maîtrise nous échappe, tout va trop vite, nous perdons les pédales et nous sommes en perpétuel décalage entre nos pauvres petites ressources et le gigantisme du monde environnant.
La philosophe plonge alors dans l’histoire économique de notre société industrielle pour repérer deux tendances :
- Celle du libéralisme démocratique enraciné dans la filiation de Darwin qui offre une vision optimiste et adaptatrice dans la confiance dans le vivant. Cependant cette orientation individualiste pourrait aller vers un ultra-libéralisme conduisant à la loi du plus fort. Ce qui serait dangereux.
- Celle d’un nouveau libéralisme (ou néo-libéralisme) apparu lors de la crise économique de 1929 qui donne un impératif d’adaptation exigeant « une réadaptation massive de l’espèce humaine, conduite d’en haut par l’expertise des dirigeants et soustraite par principe au contrôle des citoyens ( ).» Ce qui serait la condition d’assimilation de ce nouvel environnement.
Selon les sources de Barbara Stiegler, l’option néolibérale date du fameux colloque organisé à Paris en 1938, autour de plusieurs personnalités offrant diverses interventions dont celle magistrale de Walter Lippman. Cet évènement international est déterminant pour influencer l’opinion et asseoir l’évolution économique dans une politique de marchés concurrentiels. Dans les décennies suivantes apparaît aux Etats-Unis un conflit entre deux orientations portées par deux personnages remarquables. Devant le dilemme « s’adapter ou disparaître », le choix de Lippman est de ne plus faire confiance aux processus naturels et de reprendre les choses en main pour transformer l’espèce humaine d’une manière autoritaire qui pourrait se réduire à une formule lapidaire : « Marche ou crève ! ». Tandis que la proposition de Dewey implique une conception active et créatrice de l’adaptation qui passe par une critique transformative de l’industrialisation et du capitalisme grâce à l’intelligence collective, résumée dans la question : « Comment vivre et agir ensemble ? »
Nous pouvons réaliser la portée de ces divergences sur la vision de la démocratie. D’un côté, nous aboutissons à une démocratie hiérarchique en élisant les représentants du peuple et nous soumettant à leurs décisions. De l’autre la conception pragmatique de la démocratie permettrait de construire un monde commun, en responsabilisant une base citoyenne participative. Notre expérience de Gouvernance Partagée à la fédération (FPGT), inspirée par l’initiative de l’Université du Nous (UDN), laisse imaginer que ce type d’organisation horizontale est possible. Laissons-nous rêver et croire possible d’élargir cette mise en œuvre à plus grande échelle…
Filiation de la Gestalt-thérapie
À ce point de notre propos, il semble judicieux de rappeler que la Gestalt thérapie émerge en Amérique au cœur du mouvement philosophique du pragmatisme. Nous pouvons établir une filiation universitaire de John Dewey à Paul Goodman. Ce dernier fut l’élève de Richard McKeon dans les années 1930, lui-même ancien étudiant de John Dewey à l’Université Columbia de New York. Goodman déclare à la fin de sa vie : « Tout ce que j’ai écrit est pragmatique. (5) »
Comme énoncé précédemment les ancêtres du pragmatisme refusent le conformisme qui s’oppose à l’esprit démocratique. Dewey conjugue éducation et politique dans une philosophie où les dimensions sociales et individuelles sont en constante interférence. Son idée force est la quête d’équilibre entre la stabilité et la nouveauté. Cet héritage est bien présent dans la pensée de Goodman qui à son tour cherche à concilier la continuité et le changement : « Un organisme ne se préserve qu’en se développant. La préservation de soi et le développement sont deux pôles complémentaires car seul qui se préserve peut se développer par assimilation et seul qui assimile incessamment la nouveauté peut se préserver sans dégénérer (6) ». Il se définit comme un conservateur néolithique : « Devenir autre tout en restant le même ». Sa vision de la croissance est politique dans la mesure où celle-ci ne peut se satisfaire de l’ordre établi. Pour lui, l’adaptation est créatrice dans la réciprocité entre un organisme capable d’agir et un environnement réceptif.
Dans la suite de Dewey, comme nous le savons, Goodman consacre une grande partie de son œuvre à l’articulation de l’individuel et du social. Il démontre la complémentarité de la libération psychologique et de la libération politique : transformation du monde et transformation de soi-même vont de pair. Son engagement libertaire et fougueux le pousse dans une forme d’anarchisme, contestant les institutions, mais rempli d’enthousiasme et de foi dans l’humanité.
Quel devenir ?
Nous retrouvons dans cette conception libérale de l’adaptation les germes de l’ajustement créateur qui fonde la perspective gestaltiste. La créativité s’accorde bien avec l’origine du pragmatisme qui prône l’originalité et le non-conformisme. Ce bain donne une teinte subversive à la Gestalt-thérapie en bouleversant les valeurs normatives. Héritiers de l’esprit rebelle de nos fondateurs, nous serions parfois tentés de souffler un vent de révolte prometteur, mais le risque de desservir notre légitimité dans un monde de plus en plus réglementé freine nos ardeurs. Pour ma part, je regrette que l’injonction de s’adapter au sens de se soumettre à la norme gagne nos milieux professionnels ; la psychanalyse comme la Gestalt-thérapie ont tendance à perdre leur côté subversif (7) . Nous serait-il possible d’inaugurer une troisième voie entre soumission et rébellion, au service de notre patientèle en mal d’adaptation ? Oserions-nous espérer que ce déséquilibre grandissant entre l’organisme et l’environnement, faisant de l’homme un inadapté courant inlassablement dans une quête effrénée d’adaptation, soit moteur de changement individuel et sociétal ?
Chantal Masquelier-Savatier
1 - M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie,
Albin Michel, 2007, p. 189.
2 - Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Gallimard, 2019, p. 38.
3 - Barbara Stiegler, op. cit., p. 38-39.
4 - Barbara Stiegler, op. cit., p. 47.
5 - Film documentaire : « Goodman changed my life ». You Tub 2011.
6 - Cité par Bernard Vincent, Présent au monde, Paul Goodman, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001, p. 172.
7 - Voir Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion.
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