De l’intention au contre-transfert
Un jour, un homme qui était en psychothérapie avec moi arrive en colère à sa séance, il revient sur ce qui n’avance pas dans sa vie, s’en prend à moi, cite un de ses amis qui lui a dit : «Qu’est-ce que tu fous dans ta thérapie pour en être encore là ? » L’ami en question lui a donné une autre adresse. Le patient annonce qu’il a pris rendez-vous avec cette autre personne, qu’il ne reviendra pas, me laissant sidérée et dépitée.
Je m’interroge. Dans les débuts de la thérapie, des changements positifs dans la vie professionnelle et affective de ce patient étaient apparus, il s’engageait dans une dynamique positive. Puis, il a commencé à rechigner à venir à ses séances, et surtout à « renouer » avec des symptômes organiques récurrents qui avaient régressé avec la thérapie. J’ai supposé des résistances et des évitements chez mon patient, je me suis dit qu’il me faudrait me décaler, proposer autre chose que ce face à face monocorde, avoir recours à ce pour quoi le patient m’avait formulé une demande : de l’hypnose. A chaque fin de séance, je me disais « la prochaine fois… », mais ne proposais rien de nouveau à la séance suivante. Thérapeute et patient, nous enlisions tous deux, de concert, chacun dans notre coin et notre problématique. Et le patient s’en va.
Pourquoi n’ai-je pas su me décaler, faire autrement, c’est-à-dire modifier quelque chose du cadre ou de la technique, alors que dans des situations similaires, j’avais su ?
Qu’est-ce qui a donc résisté ? Résisté non seulement à répondre à la demande explicite de ce patient, mais résisté à mettre en œuvre ce que je ressentais comme étant ce qu’il y avait à faire ?
L’intention
En premier lieu vient la question : pourquoi être restée dans l’intention ? Comme si j’avais eu, pour ce patient, toujours un objectif, un projet, une visée a priori.
En restant dans l’attente du moment propice, de la bonne occasion, le risque était de rester figée dans la position d’un guetteur aux aguets, immobile, n’accompagnant plus le mouvement. Et rien ne s’est manifesté en dehors de la montée d’une impatience croissante de la part du patient. En maintenant l’intention du geste adéquat pour la séance suivante, ce dernier était maintenu dans sa demande, son attente, la promesse d’un autre geste chaque fois reporté.
Si la conscience est continuellement animée par « de l’intention », tout l’art, pour le thérapeute, est de ne plus avoir d’intention pour que son « action » soit thérapeutique. Une des causes principales d’erreur et de souffrance est que notre conscience y est constamment assujettie. Il s’agit donc de lever cette volonté pour se libérer, oublier l’idée d’action, de stratégie, d’intention. Faire que le « vouloir » s’annule.
François Roustang, avance l’idée de laisser se former, dans le cadre thérapeutique, « un non-savoir, c’est-à-dire un savoir dénué d’intention et de volonté ». Les psychothérapeutes n’auraient que faire de savoir pour agir, d’expliquer les causes des maux pour les guérir. Au contraire, pour que le geste thérapeutique porte, nous devrions faire appel à un savoir qui soit déjà action. Être dans le mouvement.
« Qu’est-ce que le changement si ce n’est l’accès progressif à la coordination de tout ce qui entre en jeu dans l’existence ? Aller bien c’est ne rien laisser à l’abandon, ne rien laisser au dehors, de ce qui fait une personne et de ce qui la relie à son environnement proche ou lointain. Changer c’est donc s’approprier encore et encore. C’est de l’ordre du faire et non du comprendre. Autant dire que le changement ne s’opère que par le changement « . (1)
Il suffit d’être dans l’expérience et dans l’action, ne pas la penser tant qu’elle se vit, être plongé dans l’acte de changer, dans l’acte d’accompagner le patient. Il importe de savoir, à un moment donné, suspendre l’intention, afin de basculer dans l’expérience subjective.
L’absence d’intention n’a rien du laisser-aller. C’est au contraire le résultat d’un long travail sur soi, une sorte de vigilance, d‘éveil permanent.
La lecture que fait François Roustang du magnétisme animal de Hegel, ancêtre reconnu de l’hypnose, nous propose quelques axes de réflexion. Avec le magnétisme animal, on sort du registre de la pensée, de l’entendement, pour entrer dans celui de la vie, le sentir du vivant. Il y aurait une sensorialité sans conscience ; sentir, percevoir sont, dans certaines expériences, premiers et se passent de l’entendement. Des expériences non objectivables comme l’existence fœtale, le rêve, et la transe hypnotique relèvent de cet état.
« Il existe donc dans la veille, un état de l’âme sentante dont relèveraient le fœtus, le rêve et le génie. Mais si cet état existe, il est possible de le retrouver, c’est-à-dire que la conscience d’entendement doit pouvoir s’effacer, qu’elle doit pouvoir s’abaisser jusqu’à laisser la place à l’âme sentante dans la veille. Cet abaissement est réalisé dans l’état du magnétisme animal « . (2)
Et, pour citer encore François Roustang :
« …le non-contrôle de la conscience ou de l’entendement laisse venir au jour, laisse entrer dans le jeu, des potentialités qui étaient jusque là tenues à l’écart. Elles étaient en attente, mais aussi en réserve ; elles sont réintégrées grâce à la liberté de mouvement qui leur est octroyée et elles élargissent et intensifient les capacités de l’individu ». (3)
Il y aurait deux types de sensorialité : l’une qui établit des rapports immédiats avec ce qui nous entoure, qui est première dans le développement de la vie, dans laquelle il n’est nul besoin de faire appel à nos sens pour percevoir, qui nous met dans un état d’indétermination généralisée où tout est présent. L’autre type est celui qui fait appel à nos sens, qui a besoin des médiations que sont les sens pour entrer en contact avec les formes déterminées de notre environnement, c’est par exemple l’objet que nous ne voyons que par nos yeux. Accéder à ce premier type de sensorialité immédiate permet au patient de renouer les fils de son passé, de son présent et de son futur. Pour l’y accompagner, il est nécessaire que le thérapeute accède également à l’état de sensorialité immédiate, afin de percevoir ce qu’éprouve son patient.
Comment oser ne plus penser, comment se laisser aller à seulement sentir, sortir de l’objectivable, s’extraire de la fonction ?
En travaillant à sa liberté, à se libérer de l’intentionnalité.
La liberté
Quand le psychohérapeute se met dans une posture d’écoute, et d’accueil de la personne qui se tient en face de lui, il peut trouver cet état de réceptivité totale, sans y penser. Agissant comme réceptacle, son corps est totalement au travail dans un bain, un champ de sensorialité. Il est là pour se laisser envahir et habiter par la sensorialité de son patient.
La liberté du thérapeute aurait à voir avec l’aptitude à jouer, dans le sens de laisser du jeu, entre les différents états de sensorialité et les différents niveaux de perception. Il y aurait à les apprécier en sachant se laisser atteindre, servir de « réceptacle » mais savoir aussi s’en départir.
La liberté serait dans ce jeu de va et vient, cette possibilité d’aller et venir : oublier sa propre position de thérapeute, son savoir, son expérience, et d’autre part rester vigilant, être capable de distinguer, d’intervenir, rester en contact conscientisé avec le patient. C’est de l’ordre de choisir, et de ne pas choisir. Mais c’est aussi se libérer soi-même de ce qui nous entrave.
Devenir un thérapeute libre c’est se mettre dans une disponibilité totale à ce que veut son patient. Comme le disait François Roustang : « utiliser ce que lui apporte le patient peut tout simplement vouloir dire que le thérapeute qui est libre, c’est-à-dire prêt à tout entendre mais rien de particulier, va donner force de réalité à ce dire et ce faire ».
Aller vers la liberté, ce n’est pas un trajet linéaire, en continu. Mais on peut le décider, comme d’entrer dans un pays après avoir passé la frontière de ses peurs et de ses angoisses.
Le « contre-transfert »
Le psychothérapeute est en mesure de se demander ce qui, de lui, de sa personne, est venu influencer sa posture et empêcher le déroulement fluide du processus thérapeutique. Cet empêchement peut relever de ce que la psychanalyse nomme le contre-transfert.
Au sens littéral, dans la littérature psychanalytique, le contre-transfert est ce qui vient à l’encontre du transfert (le transfert étant le mode privilégié de relation au monde que le patient reproduit dans la situation thérapeutique comme dans toute situation de sa vie). Il contient une idée de réciprocité : c’est-à-dire, le contre-transfert est une réponse, ou une réaction, du thérapeute au transfert du patient sur sa personne.
Cependant dans la littérature psychanalytique même, et dans l’histoire du mouvement psychanalytique, le contre-transfert prend d’autres sens. Le terme, ou plutôt la formule, peut même paraitre inapproprié, voire réducteur, comme le dit la psychanalyste Margarett Little, « malencontreux », comme s’il ne pouvait pas rendre compte de la dimension qu’il recouvre. Mais c’est sous ce terme-là que des choses sont écrites, et en l’absence d’un autre, prenons le comme une convention.
Lorsque Freud parle pour la première fois du contre-transfert, en 1910, il est question de « l’influence du patient sur la sensibilité inconsciente du médecin». (4) La nécessité de maîtriser cet effet s’impose sur cette première génération de psychanalystes : le médecin se doit de « surmonter la part animale de son moi », « être opaque et ne rien montrer ».
L’idée était que pour qu’une thérapie soit réussie il fallait être le plus neutre possible, se garder de tout risque d’influence, de suggestion, comme si la personne pouvait s’effacer au profit du médecin, garant de la technique thérapeutique.
Ferenczi semble être un des premiers à émettre une réserve à l’endroit de cet idéal de neutralité. Dès 1918 dans un article qui s’intitule « la technique psychanalytique » il pose les deux termes de l’équation, d’un côté l’enthousiasme (c’est son terme) du jeune médecin qui connaît des résultats thérapeutiques parce qu’il se laisse aller à être lui-même, de l’autre le danger de trop se retenir et de devenir froid, rejetant à l’égard de son patient. D’où la nécessité, pour le thérapeute, de se placer dans un entre-deux : « cette oscillation permanente entre le libre jeu de l’imagination et l’examen critique demande au médecin ce qui n’est exigé dans nul autre domaine de la thérapeutique : une liberté et une mobilité des investissements psychiques exemptes de toute inhibition » . (5)
Plus tard (1927), il avance la question du tact psychologique, défini comme la faculté de sentir avec. (6) En s‘appuyant sur cette faculté, le thérapeute s’engage dans la relation thérapeutique, il mettra davantage de justesse dans ses dires, ses gestes, ses silences à l’endroit du patient.
C’est dans la deuxième génération de psychanalystes et plus particulièrement chez ceux de l’école anglaise, à la suite de Mélanie Klein, que le contre-transfert n’est plus considéré comme un élément à combattre à tout prix, mais comme l’ensemble des composantes de la personne du thérapeute qui fait réponse à la demande d’un patient : sa pensée, sa sensorialité, son caractère, son psychisme. C’est ce qui est là d’emblée, la nature même du thérapeute, sa personne, ses désirs, ses faiblesses, son énergie, etc. éléments qui servent de points d’appui, d’ancrage pour le patient. Le tout dans un mouvement dynamique car l’un n’évolue pas sans l’autre.
Winnicott s’est appuyé sur les aspects positifs du contre-transfert pour le traitement de patients pour lesquels une régression à un stade de dépendance infantile s’avérait nécessaire. Ce sont des patients dont il dit qu’ils mettent le médecin à l’épreuve. Seul le retour à un état vécu très tôt dans la vie peut permettre l’accès au vrai self de la personne. Mais pour cela le patient doit être soutenu, comme un bébé, « l’analyste devra être capable d’assumer le rôle de la mère envers le patient redevenu nourrisson » dit-il. (7)
Cette position thérapeutique implique souplesse et mobilité, de façon à passer d’une attitude professionnelle, objective, orientée vers la réalité extérieure, à une posture plus vulnérable pouvant aller jusqu’à fusionner avec le patient.
Margaret Little, élève de Winnicott, appelle cet état de réceptivité « la réponse totale de l’analyste au besoin du patient « (8) qu’elle conceptualise par réponse : R . Une des conditions indispensables de la thérapie serait cette capacité à se laisser atteindre par le patient, se laisser défaire jusqu’à épouser sa forme psychique. Et pouvoir aller dans cette position et en revenir. Le contre-transfert est en fluctuation permanente.
Il y aurait presque danger à refouler ces éléments de soi, ce contre-transfert, car on bascule alors dans le contrôle de la situation thérapeutique, proche d’une situation de toute-puissance.
Il est habituel de considérer qu’en psychanalyse, le transfert est « un auxiliaire et une résistance au traitement » mais il est plus novateur de penser, comme l’écrit le psychanalyste François Lévy « le contre-transfert, également auxiliaire et résistance, comme une autre modalité de résistance » (9) à la thérapie, autrement dit une résistance qui n’est pas chez le patient.
Dans toute pratique thérapeutique, il semble particulièrement improbable d’échapper aux manifestations du contre-transfert, d’échapper à soi-même. Car c’est le corps du thérapeute qui est à l’œuvre, en première ligne, oserai-je dire avec tout ce qui y est présent, dont il aura à se méfier mais aussi lui faire confiance. Un thérapeute perspicace saura accorder une place appropriée à ses propres dispositions internes, voire y prendre appui, dans la rencontre avec son patient. La relation thérapeutique c’est avant tout une affaire de corps.
La liberté du thérapeute aurait à voir avec l’aptitude à jouer entre les différents états de sensorialité et les différents niveaux de perception, mettre de l’espace, donner du souffle. Et nous pourrions avancer, pour conclure, que cette liberté aurait à voir également avec l’aptitude à jouer avec les effets de contre-transfert, à ne plus avoir peur de ce que nous sommes, de ce que nous ressentons, afin qu’advienne ce qui doit advenir, parole, geste, ou tout autre mouvement…
Marie-Pierre Sicard Devillard
Psychologue clinicienne et psychanalyste, membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne (SPF) ; reçoit en cabinet libéral à Paris des adultes, adolescents et couples.
(1) F.Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Odile Jacob, 2006
(2) Hegel, Le Magnétisme Animal, PUF, 2005
(3) F.Roustang, ibid p23
(4) S.Freud, La technique psychanalytique, PUF, 1997
(5) S. Ferenczi, Psychanalyse 2, Oeuvres complètes Tome 2, Payot, 1978
(6) S.Ferenczi, Psychanalyse 4, Oeuvres complètes tome 4, Payot, 1982
(7) D.W.Winnicott, De la Pédiatrie à la Psychanalyse, Payot 1992
(8) M. Little, Des états-limites, Editions des Femmes, 1992
(9) F.Levy, Le moment analytique, Lettres de la SPF n°17, Ed Campagne première, 2007
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