La belle et la bête
Il y a quelque temps, je me suis tordue. Finir le livre que le psychanalyste Michel Schneider a consacré à Marilyn Monroe m'a donné envie de la voir. Il était tard. Allongée sur mon lit, internet a instantanément satisfait mon désir. En une fraction de seconde, de magnifiques clichés me furent livrés. J'ai pu me repaître de la jeune femme fraîche aux cheveux bouclés ainsi que de l'icône refaite et parfaite qu'Hollywood a fabriquée à partir de sa chair vivante. Écran après écran, ce fut l'abondance sur ma tablette. J'ai pu contempler la silhouette glamour, en noir et blanc, en couleurs, en robes chatoyantes, en sourires immortels et en poses suggestives. Les portraits s'enchaînaient, superbes, fascinants, inépuisables, puis, tout à coup, ce fut obscène. Une importante masse colorée avait déjà défilé à mes yeux sous la facilité de mon index, lorsqu’une photographie me mit en pause. Cette image-là s'est invitée à la suite des autres sans logique, ni classement, dans une même profusion hypnotique. Pourtant, sa nature différente me cueillit par surprise. Ce visage en noir et blanc photographié de côté légèrement par en dessous et les yeux clos ne laissaient aucun doute. J'étais à la morgue devant un cadavre. Aucune mise en garde ne précéda cette exposition. Déjà offerte à mes yeux, qu'allais-je faire de l'effigie de l'actrice débordant du linceul blanc ? Je n'ai pas eu le choix de consentir ou non à ce brusque surgissement. Je ne pouvais plus faire machine arrière. Alors, j'ai contemplé ce qui s'offrait à mes yeux. Je m'y suis arrêtée, curieuse de la chose, tout autant que de ce qu'elle produisait en moi. Le cliché était-il vrai ou truqué ? Provenait-il du dossier de l'enquête ? La photo avait-elle été volée ? Cela expliquerait son angle de vue inhabituel, comme lorsqu'on photographie, en secret, avec un appareil à hauteur de taille. Face à ce matériau, j'ai cherché à faire coïncider l'actrice en vie avec ce que je voyais de cette personne défunte. Fouillant ses traits, ma scrutation s'est efforcée d'extraire des points de ressemblance. Et je n'ai pas aimé mon mouvement à le faire. J'ai réprouvé cet acte. M'étant refusée à regarder les exécutions mises en scène par les fous de haine, j'ai pourtant scruté longuement le cliché de cet être humain décédé. En quoi, dès lors, mon intérêt à disséquer cette figure diffère-t-il de celui des visiteurs numériques qui cherchent du plaisir en consommant des images interdites ? « Je ne suis pas venue là exprès » serait mon argument spontané, mais n'est-ce pas aussi celui des consommateurs de pédopornographie, lorsqu'ils se font interpeller par la Police ? Je sais bien que le droit porte attention à notre intention d'agir pour qualifier un acte de répréhensible et que je n'ai pas eu l'intention active de rechercher à voir ce que j'ai vu. Mais, que m'a apporté l'expérience de considérer ainsi un corps humain devenu dépouille ? Je sais, par les confidences de patients, que cela peut exciter. Moi, non. Cela m'a effractée comme une maison cambriolée. D'ailleurs, j'aurais voulu que cela n'ait pas eu lieu. D'où le qualificatif d' « obscène » que j'associe à mon « emprisement » par la situation à laquelle je n'ai pas pu me soustraire. Je n'ai pas pu ne pas « tomber » sur cette image, puis j'ai consenti à m'y arrêter. Au fond, la défunte et moi n'avons pas pu ne pas être emprisées dans cette situation.
Petite fille, je trouvais épouvantables les photographies de funérailles que nous recevions de notre famille restée en Pologne. Sur ces clichés, le défunt était exposé, bien visible de tous dans son cercueil ouvert. La photo immortalisait l'instant. Une dernière fois, il était donné à être contemplé par la communauté proche ou plus lointaine, avant son ultime voyage. Quelle différence faire avec la défunte vue sur internet ? Mon expérience fut solitaire. Sans parole. Je n'étais pas au milieu de proches, qui auraient pu habiter la scène de mots partagés. « Il a l'air apaisé » ou « on dirait qu'elle dort » ou encore « c'est étonnant comme elle ressemble à sa mère. » Cela aurait socialisé le mystère absolu des vivants devenus des dépouilles, que, sinon, nous vivants, pouvons nous approprier toutes entières. Là, rien ne s'est opposé à la prédation de mes yeux. Conscientiser à nouveau ces dissemblances entre les consommateurs volontaires et moi me fait mieux respirer. Cela m'allège.
Un peu plus tard, cette gêne à l'occasion de Marilyn m'a aidée. Je venais de finir de lire le témoignage de Philippe Lançon qui a survécu à la tuerie de Charlie Hebdo. Grâce à elle, j'ai pu résister à la curiosité que j'aurais pu manifester à vouloir voir le visage refait de ce rescapé. J'ai pu choisir de me l'interdire, offrant une petite victoire à ma conscience sur mon voyeurisme. Grâce à mon expérience de m'être fait prendre par une image, j'ai pu résister au pouvoir emprisant d'autres images.
Stéphanie Feliculis
Bibliographie :
- Philippe Lançon, Le lambeau, Gallimard, 2018
- Michel Schneider, Marilyn Monroe, dernières séances, Grasset, 2006
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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