De la présence à la distance, thérapie versus téléthérapie
Zoom-thérapie, avril 2020
J’accueille une nouvelle personne en téléthérapie, conséquence du confinement exigé par la pandémie dûe au Covid 19. J’utilise pour cela la plateforme Zoom qui est assez fiable et simple d’accès. C’est seulement la sixième visio-consultation que je pratique, mais ici je ne connais pas encore le patient. L’impression est étrange dans la mise en route où, téléphone à l’oreille, nous paramétrons le matériel avec les tâtonnements techniques afin d’apparaître sur l’écran, cadrer l’image, régler les micros. Vous m’entendez ? Non pas encore, ah si ça y est, maintenant mais je ne vois que la moitié de votre visage et c’est sombre. Ah oui, c’est parce que vous êtes en contre-jour, votre fenêtre ouverte derrière vous. Oui, comme ça c’est beaucoup mieux… nous rions.
Le contact est assez différent d’un premier rendez-vous en cabinet. Le stress de la mise en route technique nous fait nous rencontrer comme après un léger sprint et un freinage serré en gardant l’adhérence sur la chaussée. Tout d’un coup face à face ou plus exactement image à image, nous reprenons notre respiration et sommes étonnés de nous découvrir.
Davantage que moi, pas très rodé à cet exercice, David qui a vingt ans et qui, je présume, doit tchater régulièrement avec ses potes éloignés via les réseaux sociaux, est dans cet univers comme un poisson dans l’eau.
David ne sait pas par quoi commencer. Pour le mettre à l’aise, je fais référence à sa tante qui me l’a orienté. Ainsi commence notre première séance.
Je ne m’attendais pas à devoir un jour faire des séances de thérapie par ordinateurs interposés, situation qui réinterroge certains concepts de notre approche. Qu’en est-il du concept de situation numérique ? Nous nous situons désormais dans des espaces non communs dans lesquels peuvent survenir des évènements que l’autre ignore.
Un contact se fait mais il est bizarre car je ne suis pas certain que nos regards se croisent réellement. Je vois David bouger, diriger son regard tantôt vers moi, tantôt dans des directions divergentes, peut être attiré par des choses qui m’échappent. Il existe donc deux sortes de réalités : une réalité concrète de nos environnements séparés, non entièrement visibles à l’autre mais cependant plus ou moins audibles et d’autre part une virtualité commune soumise aux altérations possibles dûes au réseau, au matériel, aux artefacts qui s’invitent via l’image et le son. Cela crée un contexte particulier dans lequel thérapeute et patient auront à s’ajuster en fonction de ces données nouvelles dans lesquelles des évènements peuvent survenir tout en étant absents aux sens d’un des interlocuteurs dans leur immédiateté.
Le filtre numérique
J’ai pu imaginer le temps de confinement comme une sorte d’emprisonnement proche de la situation carcérale. Dans cet isolement et les errements imaginaires à partir de ce contexte, les téléconsultations pouvaient m’apparaître comme des parloirs qui permettent de remettre en lien avec d’autres. Cette métaphore risquée m’apparait cependant ajustée par le dispositif qui limite les possibilités de la communication par l’intermédiaire d’une vitre lorsqu’elle touche à l’intime. Or, hormis les gardiens, c’est ce qui se passe en séances de thérapie via les écrans interposés, ils déterminent un certain nombre de filtres que l’on peut identifier, qui incitent à inventer de nouveaux ajustements à cette situation inédite.
Distance et présence
Se pose alors la question de la présence, comment la présence peut se manifester par écrans interposés, comment est-elle perçue, comment conjuguer présence et distance ? De mon expérience, il existe cependant une qualité d’être à l’autre dont je vois l’image et entend le son. J’ai pu vivre des séances de téléconsultation fortes, intenses et cependant ce n’est pas la même chose. Je peux émettre l’hypothèse que l’intensité de certains moments de la présence aurait été beaucoup plus forte à éprouver dans un contexte de réalité concrète. Imaginez-vous regarder un film très prenant avec une scène extraordinaire dans laquelle une actrice ou un acteur filmé en gros plan exerce sur vous une grande séduction. Imaginez-le ensuite assis.e dans un siège à côté de vous. Vous n’en auriez évidemment pas la même émotion.
Plusieurs thérapeutes ayant expérimenté la thérapie dans une situation virtuelle, m’ont dit être étonnés de pouvoir faire quelque chose avec leur patient qui donnerait l’illusion qu’il n’y aurait pas grande différence et pourtant ils précisent souvent que ce n’est pas identique. En quoi exactement cela est-il différent ? Pascal Lardellier, universitaire en sciences de la communication dit de la médiation numérique : Lorsqu’on est présent dans la réalité virtuelle, le corps physique s’efface ou, du moins, est relégué au second plan : au lieu d’être ma voie d’accès à autrui et au monde, il est seulement ma voie d’accès à un intermédiaire via lequel je me rapporte à l’autre. Ce qui rejoint la formule de Desmond Kennedy : Plus la perception est immédiate, plus grande est la présence (1). Les conditions de l’awareness sont par conséquent appauvries dans le cas d’une médiatisation numérique.
Dans un écran, le corps devient incorporel, la réalité virtuelle ne peut être la réalité corporelle. De ce fait ce qui est produit dans la séance est le fruit de l’organisme et de la réalité virtuelle, les corps des protagonistes restant seuls dans leur espace physique respectifs. Philippe Quéau, ancien directeur de recherche à l’Institut National de l’audiovisuel, précise qu’il est contradictoire et trompeur de vanter l’idée d’une « présence » à distance, alors que justement la présence c’est le contraire de la distance et qu’on ne transporte jamais à distance que des représentations. Par essence, la présence n’est ni une représentation ni une distance.
La relation virtuelle serait alors à la présence, ce que la carte est au territoire, selon la formule célèbre.
De quelle rencontre
S’il est question de ce que devient la présence, il en est de même de la rencontre. Lévinas nous dit que c’est dans le face à face sans intermédiaire qu’a lieu l’expérience de la véritable rencontre. Cet auteur pose « sans intermédiaire », c’est-à-dire sans média, il ne pense évidemment pas à la téléconsultation inexistante à cette époque, mais cela nous ramène au média comme tiers technologique imposant un intermédiaire et des filtres comme limites. Pour Lévinas, l’autre se présente à moi à travers son visage (2). En présence de l’autre, je suis en effet immédiatement en rapport avec ce que son visage exprime. Et comme Sartre, Lévinas souligne l’importance du regard. Même si l’autre ne prononce pas une parole, il me parle par son regard, et ce langage des yeux est absolument indissimulable et ne peut mentir.
Le visage de l’autre qui se tourne vers moi dans la rencontre est ce qu’il y a de plus vulnérable en lui, c’est cette partie de son corps qui est toujours à découvert et dont il ne peut pas, malgré tous ses efforts, entièrement maîtriser l’expression (1).
La séance médiatisée par écrans, limite le plus souvent l’interlocuteur à son visage, d’où l’importance de celui-ci en sus de ce que nous dit Lévinas, quand toute autre partie nous est dissimulée ou perdue dans les signes qu’elle pourrait apporter. Même si de fait le visage devient l’objet exclusif de notre regard, la vulnérabilité qu’il porte, soulignée dans la citation précédente, est atténuée du fait de sa reconduction en termes numériques qui en fait une représentation, c’est-à-dire une image au lieu d’un vis-à-vis immédiat. En outre cette importance du regard est en quelque sorte faussée car la visio-consultation rend quasiment impossible de se regarder véritablement dans les yeux du fait du décalage des caméras.
Caroline Gravel, professeur de philosophie, prévient qu’il est difficile de regarder l’image des yeux parce que cela ne correspond en rien avec le fait de regarder dans les yeux, alors que c’est par cette dernière expérience que je prends conscience que je suis face à une altérité, donc que je la rencontre. Bref, l’écran amène à éviter la rencontre directe avec l’autre alors que c’est elle qui est la plus significative considérant que par le visage (et le corps tout entier) apparaît une expression saisissable (2).
Du reste le visage, aussi central qu’il soit, n’est pas détachable du reste du corps qui nous échappe en grande partie. Pourtant, les signes émis à travers le corps témoignent d’une polysémie bien plus accentuée que celle qui caractérise la langue. La zone d’ambiguïté y est infiniment plus étendue. La plupart des mouvements corporels sont déjà traversés de l’hypothèse d’une signification, à l’inverse du phonème qui n’y accède que par la combinaison précise de plusieurs d’entre eux (3).
Les yeux sont régulateurs de l’interaction, poursuit David Le Breton, leur tactilité oriente la poursuite des propos. Dans l’interaction, celui qui ne regarde pas son interlocuteur crée une dissymétrie et déréalise l’échange. Nous pouvons retrouver cela dans les décalages d’images et ruptures de continuité de la retransmission, provoquant dyssynchronies de l’image et du son ou bien lorsque l’image se fige pendant un instant, immobilisant le regard et les traits de notre vis-à-vis alors que le son nous parvient toujours. Ces phénomènes parasites obligent à inclure des disjonctions du cours de l’attention.
Les ajustements dont nous sommes capables tentent de palier les défauts propres à la médiatisation de la « rencontre ». Ce que je vois n’est pas l’autre, ce que j’entends n’est pas la voix de l’autre, ce sont des images et des reconstructions sonores réduisant la personne concrète à une représentation, effaçant du même coup la complexité de la présence visible ou non, de cet invisible dont Estelle Zhong Mengual, historienne de l’art français, dit qu’il est tout ce par quoi le vivant déborde du décors (5). Cela n’empêche pas de communiquer, cela atténue la réalité concrète et lorsque nous savons que l’intensité de la présence passe souvent par une infinité de micro-signes, de détails visibles, audibles, olfactifs, kinesthésiques et d’ambiance, cela peut être handicapant. De fait, c’est comme si nous nous cherchions constamment l’un et l’autre avec des moments d’effets asynchrones un peu perturbants, et le décalage de l’environnement non partagé.
Nous sommes tentés de concentrer notre attention sur le son et donc la parole, affaiblissant du même coup la totalité des ressources en termes corporels. Mais même ici, la texture de la voix, son timbre, sa mélodie, ses variations subtiles sont atténuées ou modifiées sensiblement selon la qualité de la transmission. L’incarnation-même du langage est ainsi de fait mise à distance.
L’interlocuteur ne peut qu’essayer de reconstruire mentalement les éléments manquant ou altérés, à condition toutefois que l’antériorité de séances en présentiel lui en ait apporté des connaissances.
Société numérique et humanisme
A la faveur de la numérisation et de l’individualisation qui caractérise nos sociétés, nous
installons une quantité non négligeable de nos interrelations par écrans interposés.
Les premiers avantages de la visio-consultation sont de l’ordre du confort, de l’économie et de la soustraction au « direct » comme nommé en télévision. Ces derniers sont-ils compatibles avec l’audace de l’engagement nécessaire en thérapie, qui passe par la traversée de cet inconfort, moteur de la thérapie ? En nous voilant la concrétude du réel, ne nous voilons-nous pas finalement la face si je puis dire ? Ne mettons-nous pas entre nous un voile qui atténuerait la réalité brute et sans filtre de l’humanitude prise dans un sens général, versus l’humain de plus en plus robotisé et médiatisé. Comment s’y prendre alors, sans tomber dans un conservatisme fermé à toute nouveauté ?
La visio-consultation est-elle un pis-aller, une solution de rechange, une possibilité dans les occasions minoritaires de distance décourageante ou bien se dessine-t-elle comme nouveau style de consultation en psychothérapie ? A l’occasion de cette dernière interrogation réside un choix qui requestionne notre éthique professionnelle.
Il me semble qu’elle repose l’interrogation : quelles sont les conditions de la rencontre ? La technologie numérique permettant la médiatisation à distance revêt un aspect fonctionnel : gain de temps, rapidité, économie, « abolition » de l’espace, rentabilité… Elle s’est rapidement installée dans le monde du travail, des entreprises, de la fonction publique. Sa motivation est surtout fonctionnelle : facilité, multiplicité des contacts, rentabilité. La frontière avec ce nouveau mode de contact qui en facilite le nombre semble actuellement devenue assez poreuse avec des activités apparemment éloignées de l’impérativité de ces motivations. La thérapie en est une, pour qui la temporalité diffère, comme l’importance du souci de profit ou celui de la sensorialité et des affects. Notre visée et nos besoins sont en effet tout autre que celles des opérations purement commerciales.
L’aspect fonctionnel n’est pourtant pas totalement absent de nos métiers. Il est des circonstances où ce dernier revêt une nécessité incontournable. Chacun en a vécu des exemples et a trouvé cette innovation technologique utile et pratique. A l’image des relations amoureuses sur internet, la rencontre dans toute sa complexité, qui engage l’inconnu et la vulnérabilité, éveille tous les sens au maximum de leur efficience - les visions, larges ou focalisées, l’olfaction (se sentir), l’audition même des murmures, le toucher selon les circonstances, la perception de toutes les vibrations en présence dans nos cabinets - ne s’offre-t-elle pas devant nos écran de manière altérée, voire absente partiellement ?
L’usage de la visio-consultation, y compris le téléphone voire même le mail peut nous apporter des étonnements et faire re-découvrir autrement des éléments relationnels passés alors inaperçus. Tout ceci qui fait avantageusement figure d’expérimentations, ne recouvre cependant pas l’entièreté d’une présence concrète, réelle, nue, brute, prise dans le même air respiré. La téléconsultation peut être intéressante et utile dans un usage ponctuel autour d’une pratique fondée sur la présence réelle dans la droite ligne des thérapies humanistes qui ont replacé les acteurs en position de face à face. Ce sont plus sûrement les contraintes grandissantes des grandes villes ou celle du coût des déplacements en région rurale qui exercent une pression en direction de la facilité fonctionnelle.
Ce faisant, cet état de chose s’acceptant insensiblement dans une normalisation subliminale des pratiques, peut induire secondairement une défection de l’effort de quitter son environnement familier pour un environnement partagé et se soustraire au risque de l’intensité inégalée de la vulnérabilité d’un face à face concret. Exister, Ex-sistere, ne signifie-t-il pas « sortir de soi », et au-delà sortir de chez soi ?
Ce qui est inouï avec les nouvelles technologies de communication est que, progressivement, nous nous en servons d’une manière diamétralement opposée à leur mission de départ : au lieu de servir à réunir ceux qui étaient séparés par la barrière physique, ils servent désormais de barrière pour séparer ceux qui sont physiquement accessibles (2).
Ainsi me semble-t-il se crée un engouement pour la fascination technologique qui masque un surf sur la vague de la facilité, évite l’exposition directe, celui du patient comme celui du thérapeute censés accorder à une thérapie une place élevée dans l’intentionnalité qui la meut, plutôt qu’un objet de consommation vers lequel elle tendrait si toutefois cette nouvelle tendance s’installait comme unique et nouvel habitus.
Il y a cependant des exceptions pour lesquelles la présence réelle ne peut s’accomplir. De ces situations, d’autres analyses émergeront dans des propositions d’ajustement au handicap que représente l’élément artificiel de la médiatisation.
Jean-Marie Terpereau
Gestalt-thérapeute à Vannes, superviseur, membre de l’équipe de l’IFGT
- La perception qui guérit, Desmond Kennedy, Exprimerie, 2020
- Analyse(s) de la présence, phénoménologie et thérapie, Françoise Dastur, Le Cercle Herméneutique, 2022
- L’amour virtuel, un amour véritable ? Caroline Gravel PUL, 2019
- Des visages, essai d’anthropologie, David Le Breton, Métailié, 2003
- Apprendre à voir le point de vue du vivant, Estelle Zhong Mengual, Actes Sud, 2021
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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