Il ne m’a pas calculée.
Ma chère Capucine,
Cette expression, « Il ne m’a pas calculée », je l’ai entendue la toute première fois de ta bouche. Cela m’a fait étrange. Ton camarade de classe de CM1 ne t’avait pas calculée.
J’ai toujours été sensible aux nouvelles expressions émergeantes. Sous Jospin, c’est la formule : « C’est clair » qui voit le jour : quand tout est clair que fait-on du mystère, de l’ombre, du doute ? Puis je noterai ensuite la montée d’un pléonasme, de très bon aloi, lorsque tout devient incertain : « Au jour d’aujourd’hui ». « Du coup » prendra la relève et ponctuera toutes les phrases, il s’agit là de croire en la rapidité, la réactivité et l’agilité dans un monde en perpétuels changements et mouvements…
Pour la première fois, cet hiver 2022, j’ai entendu : « Il ne m’a pas calculée ». Drôle d’expression ! A ton écoute, une « association libre » m’est venue…
« Calcul », ce mot me renvoie à la machine à calculer ; aux « mathématiques » dites « modernes » ; à ton grand-père qui en 1978 me parlait de la CNIL, commission auprès de laquelle il militait pour que le développement de l’informatique se réalise dans le respect de la vie privée, des libertés individuelles et publiques ; à Alan Turing mathématicien, pionnier de l’Intelligence Artificielle.
Intelligence Artificielle !
« Pour comprendre les émotions humaines, moi je préfère me plonger dans la littérature », Jean-Michel Besnier
« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux », René Char.
« Nous ferons des machines qui raisonnent, pensent et font des choses mieux que nous le pouvons », Sergueï Brin (2014)
Quant aux enfants d’aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle les aurait-elle déjà calculés ?
Toutes les grandes applications informatiques Google, Apple, Facebook, Amazon… sont issues de la recherche en IA et nous pouvons difficilement contester leur puissance. Les GAFA de nos jours ont une puissance financière bien supérieure à tout Etat et les données individuelles sont devenues l’une des matières premières du XXIe siècle ; pareillement à ce que fut le charbon pour le XIXe… L’IA va-t-elle inexorablement nous faire basculer dans une autre civilisation ?
A 62 ans, comment vais-je l’appréhender ?
Faire l’autruche, mettre ma tête dans le sable pour me croire à l’abri de ce nouveau monde qui m’intrigue, me fait peur ? Car il m’intrigue et me fait peur… ou bien l’apprivoiser progressivement en me référant à mon intelligence, au bon sens, à ma capacité de libre-arbitre, à mon esprit critique et à me rappeler que l’intelligence n’est pas seulement, n’en déplaise à Alfred Binet (1), computationnelle, calculatrice, chiffrable. Qu’il ne s’agit enfin peut-être là que d’une Intelligence qualifiée d’Artificielle.
« Artifice », emprunt au latin « artificium » (de « ars », art, métier, adresse et « facere » faire). Selon moi, l’intelligence artificielle doit rester seulement une construction ingénieuse de l’esprit au service de l’humain. Aux hommes et aux femmes d’éviter de devenir un être inférieur à celle-ci et d’en être l’esclave. Car toute invention implique des effets pervers qui ne servent pas la cause de tout le monde ; nous ne serons jamais dans « le meilleur des mondes » et l’IA n’y contribuera pas. Avec ses effets collatéraux d’humain augmenté, elle sera une grande source de d’angoisse et de désarroi existentiels.
Alors si tel est le cas, il y aura toujours des places pour ceux/celles qui veulent œuvrer moins rapidement, dans une relation à eux-mêmes et aux autres ; ceux/celles pour qui la question de travailler sur son âme, ses émotions, frustrations, désirs, envies, peurs, angoisses, désarrois, renoncements… sont et restent des surcroits de vie ; ceux/celles qui veulent toujours s’en remettre aux rendez-vous du hasard pour ne pas tomber sous le joug d’un totalitarisme issu des NTIC (2); ceux/celles qui veulent croire et s’engager pour un respect de l’humain fondé sur les valeurs et la philosophie humanistes ; ceux/celles pour qui faire un travail thérapeutique, c’est apprendre à aimer son intériorité, son inconscient. « L’inconscient pour peu qu’on en recueille le message, est une boussole pour le sujet.» (3)
Toutefois, ma très chère Capucine, peut-être que ton : « Il ne m’a pas calculée », formule qui reste encore quelque peu énigmatique pour ta grand-mère, signifie-t-elle dans ton univers de petite fille : il ne m’a pas anticipée, pas imaginée ?
S’il te plait ne « pousse pas mémé dans les orties », laisse-moi filer cette autre hypothèse, toujours en lien avec l’IA.
L’imaginaire, l’intériorité, le conscient, l’inconscient, nous n’en connaissons pas vraiment les fondements. Ces notions restent des entités complexes et énigmatiques. C’est peut-être en cela que l’IA, par le biais d’un agent virtuel, restera incapable d’éprouver au contact d’un humain une réelle conscience d’elle-même, de sensations, d’émotions, de sentiments, de spiritualité, de poésie, de disponibilité à l’expérience en cours… Tous ces éléments que le thérapeute gestaltiste, par exemple, met au service du travail thérapeutique, dans « l’ici et maintenant » de la rencontre, du processus de travail et du contacter. « C’est par le corps que je suis dans la conscience de l’autre et de moi-même, engagé dans un processus de contact et de cocréation de la relation » (4) ; en se souvenant, se rappelant que c’est par la relation, le lien à soi-même, face à l’autre et avec l’autre que le changement opère. Avec l’IA nous n’en sommes pas là. L’IA aura, a cette capacité de venir en aide aux psychothérapeutes pour établir un diagnostic, les orienter mais pas pour ressentir, soutenir, confronter, s’ajuster en temps réel, ouvrir à l’intime, proposer une expérimentation… Le futur aura toujours besoin de nous ! (A l’inverse de ce qu’a proclamé Bill Joy le cofondateur des ordinateurs Sun, en l’an 2000).
« J’ai appris à n’utiliser le mot « impossible » qu’avec beaucoup de précautions », Werner von Braun, père du programme Apollo
Par ailleurs, mais peut-être que je me méprends, j’entends cette formulation s’exprimer principalement sous une forme négative, comme si elle laissait justement entrevoir la contestation d’une toute-puissance de l’IA sur le sujet. Si je reste dans le droit fil de ma libre association d’idées, je pourrais entendre cette expression comme un cri victorieux de l’humain. Mais ne suis-je pas là un peu trop optimiste ?
A l’évidence, des chercheurs en sciences et technologies ont déjà réussi à fabriquer des agents qui « écoutent » la voix des patients et y répondent. Ainsi, SimSensei est-elle une psychologue virtuelle en capacité de diagnostiquer et d’interagir avec son interlocuteur. Néanmoins, si nous devions avoir recours aux compétences de SimSensei, cette dernière semblerait ne pas pouvoir œuvrer seule… Qu’est-ce-à-dire ?
Que l’exercice de la thérapie ne sera pas un métier confisqué par l’IA ? Que l’exercice de la thérapie restera ce caillou dans la chaussure de l’IA ? Que l’intelligence humaine dans beaucoup de ses composantes restera indispensable à cette profession.
Toutefois, au cœur de nos vies si fragiles marquées par le chaos, je reste une éternelle tragique dans l’âme et ne peux échapper à l’intranquillité. Alors, je choisis de me rassurer un peu, en me disant que les thérapeutes auront à œuvrer en synergie avec l’IA. Ce qui laisse entendre que dans les décennies à venir, nous allons devoir apprendre à travailler avec l’IA…
Capucine, ton école a aussi à t’instruire à ce qui t’attend.
L’institution scolaire doit déjà préparer élèves et étudiants non pas à disposer de savoirs mais à gérer des cerveaux, grâce aux champs des NTIC.
Pour certaines personnes comme Laurent Alexandre (5), l’école est jugée « dépassée, archaïque, elle n’aurait quasiment pas évolué en deux cent cinquante années ». Si Laurent Alexandre exagère quelque peu, on peut toutefois s’accorder sur une école française en crise, pour laquelle on peut avoir un regard critique sur la manière dont elle occupe sa place dans la société : à quoi sert-elle aujourd’hui ? Comment sert-elle demain ? Que doit-elle anticiper ? A quel humain doit-elle contribuer ? Peut-elle contribuer, dès à présent, à ce que le transhumanisme soit au service de l’humain ? Quelles réflexions éthiques voire « neuroéthiques » doit-elle avoir ?
Tu exprimes Capucine ton souhait de vouloir devenir enseignante. A supposer que tu exerces un jour cette profession, peut-être ne seras-tu pas une enseignante telle que le métier s’exerce de nos jours, mais une pédagogue spécialiste des neurosciences, « une pédago-neurocultrice » ?
En attendant que tu le deviennes, si tel en est ton désir, j’apprécie le fait que tu aimes lire. La lecture appelle l’introspection, l’intériorité, le dialogue avec soi-même et l’auteur. Ce simple fait que tu puisses aimer la lecture me donne de l’espoir pour ce monde « trans » et humaniste à venir.
Je t’embrasse et te laisse à lire toutefois deux post-scriptums.
PS 1 : A la fin de cette lettre, j’ai regardé ce que signifiait : « Il ne m’a pas calculé ». C’est une expression venue de l’argot. Elle veut dire : il m’a ignoré. Elle est apparue la première fois dans un roman de Raphaëlle Mendoza « Histoire criminelle », date d’édition 1977. Année mémorable puisque c’est l’année où « je suis sortie avec ton grand-père ». Sortir, cela veut dire fréquenter, se mettre en couple, avoir un amoureux et le faire savoir. C’est aussi les premières années où la micro-informatique se développe, les premiers informaticiens sortent sur le marché de l’emploi. Comme ta grand-mère est persévérante (quand elle tombe, elle se relève ; chute et élévation participant du même mouvement), j’ajouterai ceci à ton entendement : supposons que le calcul soit mauvais, qu’un élément, un chiffre n’ait pas été pris en compte, qu’advient-il du résultat ? Il est faux. Il y a une erreur d’encodage. Un bug !
PS 2 : Cette lettre rédigée, en ce mois d’août 2023, je la glisserai à ton intention dans nos journaux respectifs, le tien et le mien. Nous l’ouvrirons ensemble le 27 avril 2033, le jour de tes vingt ans. Elle ne voudra peut-être, à ce moment-là, plus rien dire. Obsolète devenue !
Sauf que nous serons-là, ensemble, réunies, humainement présentes à l’autre sans artifice.
Armelle Fresnais
Gestalt-thérapeute et superviseure, psychologue-psychothérapeute. Exerce à Landerneau (Finistère)
- Alfred Binet -pédagogue et psychologue français,1857-1911 - inventeur des premiers tests psychométriques pour repérer les enfants susceptibles de rencontrer des difficultés dans les apprentissages scolaires. Il travaille à cet objectif avec un médecin Théodore Simon. L’échelle psychométrique Binet-Simon vise à un diagnostic rapide qui compare les performances d’un enfant à celles de sa classe d’âge.
- NTIC : Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication.
- Jacques Lacan, « Les non-dupes errent ». Leçon du 11 juin 1974.
- Jean-Marie Delacroix, Le pouvoir de la conscience dans le processus thérapeutique, Le vide, Gestalt n° 47, 2015
- Laurent Alexandre, né en 1960 est un haut fonctionnaire, chirurgien-urologue et chef d’entreprise NTIC. Il s’est fait connaître comme le cofondateur du site Doctossimo et pour ses prises de position concernant l’IA.
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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