Déconstruire ?
De nombreuses évolutions sociétales viennent bousculer nos repères, nos évidences, nos normes, au point que parfois nous ne savons plus quoi penser, ni comment accompagner les personnes qui nous emmènent sur ces terrains.
Par exemple :
Des fondamentaux comme le couple, le mariage, sont bousculés par le mariage de personnes de même sexe, ou par le polyamour.
Nos représentations de ce que sont les hommes et les femmes sont bousculées par la transidentité de genre, par la dénonciation des abus sexuels et du sexisme.
La profession, le travail sont fortement contestés en tant que marqueurs sociaux et identitaires.
La crise climatique vient remettre en cause un projet sociétal de bonheur par la consommation, une évidence du progrès technique continu et infini.
Tous ces changements s’accompagnent d’une redéfinition de certaines valeurs, et d’une modification de la hiérarchie de ces valeurs. Ainsi, « avoir réussi » n’est plus un marqueur de supériorité sociale, la réussite est ramenée à la réussite financière et la notoriété, dont on soupçonne qu’elles ont pu avoir un coût social élevé, et elles n’exonèrent pas celui qui a « réussi » de respecter des valeurs qui sont maintenant considérées comme supérieures à la réussite (l’égalité hommes-femmes ou le consentement par exemple).
Comment comprendre ce qui se passe là ?
Je vous propose d’essayer de prendre un peu de hauteur par rapport aux situations singulières pour tenter un regard plus global sur ce qui est en train de bouger dans notre société.
Je vais d’abord dérouler cette réflexion sociétale et politique avant de revenir à la pratique de la thérapie dans ce contexte.
Sur un plan sociétal et politique :
Il me semble que nous sommes dans une phase de transition marquée par la déconstruction.
La généralisation du capitalisme sur l’ensemble de la planète, à travers la globalisation de la production de biens et des échanges commerciaux, a entraîné l’omniprésence des rapports de domination, entre les êtres humains et des êtres humains sur la nature et les autres êtres vivants.
Les cultures locales basées sur d’autres types de rapport aux autres et au monde ont disparu ou sont marginalisées ou dévoyées par la nécessité de s’adapter à un monde globalisé dominé par le capitalisme.
Les rapports de domination ne sont pas nés avec le capitalisme, mais la globalisation de l’économie et d’un fonctionnement ultra-libéral ont généralisé ce type de rapport, ne laissant de place que marginale à tout autre système.
Le mot domination n’a pas un sens systématiquement péjoratif. La domination, c’est aussi la maîtrise : par exemple, la maîtrise du monde physique à travers les travaux scientifiques a permis à l’espèce humaine des réalisations remarquables.
Néanmoins on ne peut nier que fondamentalement la domination passe aussi par une certaine violence, notamment parce qu’elle implique l’existence de dominés, objets ou êtres vivants.
Un système de domination partage le monde entre dominants et dominés, et partage – inégalement - les droits, les ressources, la parole entre dominants et dominés.
Face à cette violence, nos sociétés ont recherché, et recherchent encore, des alternatives viables à ces rapports de domination : on peut citer ici le communisme (à travers la propriété collective des moyens de production), le mouvement hippie (à travers le développement de modes de vie communautaires), l’amour libre (c’est-à-dire l’amour sans possession de l’autre), ou la gouvernance partagée basée sur des rapports de coopération.
Inventer autre chose que la domination nécessite un travail de déconstruction.
De quoi s’agit-il ?
C’est Heiddegger qui a parlé le premier de déconstruction : il fallait déconstruire les idées philosophiques pour revenir à l’expérience première qui a donné naissance à ces idées. Il a ainsi déconstruit les idées de temps, d’histoire, …
Aujourd’hui, la déconstruction n’est plus seulement un processus de réflexion philosophique, elle est à l’oeuvre dans la société toute entière, en réponse, selon moi, aux rapports de domination.
Quelques exemples :
- Certains mouvements écologistes veulent sortir d’une logique d’asservissement de la nature à l’homme. Cela passe par la déconstruction de nos représentations de l’être humain au centre d’un univers créé pour lui, d’une croissance qui pourrait être infinie.
- L’extension du mariage aux couples de même sexe, en réponse à la violence de l’invisibilisation de ces couples dans la société, a nécessité la déconstruction (partielle) du concept de couple. Les opposants au « mariage pour tous » ne demandaient d’ailleurs pas qu’on interdise aux personnes de même sexe de vivre ensemble, de s’engager l’un envers l’autre, de former des couples, ils s’opposaient à ce qu’on les reconnaisse comme couples. Les reconnaître comme couples nécessitait de déconstruire le couple comme créé par le mariage d’un homme et une femme.
- Certaines luttes féministes, notamment contre la domination masculine, entraînent toute une déconstruction de l’idée de masculinité, de virilité, mais aussi de l’idée de féminité, ou de couple. Déconstruire l’idée de féminité n’est pas nier la féminité, c’est revenir à l’expérience première de ce que je suis et qui me fait nommer cette expérience « féminité ».
- Face à la violence des assignations sociales et des stéréotypes de genre, l’idée que le genre est avant tout une construction sociale spécifique à chacun, qui ne peut se réduire au sexe biologique ou anatomique, et que chacun va « habiter » à sa manière, passe par une déconstruction de l’idée de genre et des stéréotypes sociaux qui y sont liés. Petit exemple pour mesurer le chemin parcouru en une vingtaine d’année : quand j’ai fait ma formation en psychopathologie, notre formateur nous avait donné sa définition de ce qu’il appelait la dysphorie de genre : « la conviction délirante d’être d’un sexe autre que son sexe biologique » ! La déconstruction passe ainsi par une étape de pathologisation pour progressivement faire place à l’expérience propre des personnes trans et la façon dont elles nomment elles-même leur expérience de transition.
- La violence des rapports sociaux dans l’entreprise et la violence écologique et sociale du néo-libéralisme sont en train de provoquer une déconstruction du travail, de ses finalités, de la nécessité de « faire carrière » ou même de s’insérer dans le monde du travail.
- Une déconstruction intéressante s’amorce aussi en réponse à l’exclusion sociale des personnes âgées. Il s’agit ici de déconstruire la représentation de la vieillesse comme période improductive donc inutile et les vieux comme encombrants et sans valeur, pour s’ouvrir à ce que les vieux eux-même se sentent en capacité d’apporter à la collectivité (sagesse, recul, connaissance de l’histoire et de l’évolution du groupe, mais aussi liberté de celui qui n’a plus d’image ou de statut personnel à défendre).
- La Gestalt-thérapie elle-même, à sa création, a déconstruit, par exemple, la position dominante de « sachant » du thérapeute, qui s’était construite sur le modèle médical.
Ce mouvement de déconstruction n’est pas un épiphénomène passager, c’est une lame de fond qui a débuté par la décolonisation.
Un auteur gestaltiste brésilien écrit des articles dans les revues professionnelles gestaltistes : Paulo-de-Tarso de Castro Peixoto. Il utilise un mot qui est totalement absent de notre vocabulaire habituel : le mot décolonisation. Un mot qui parle fortement aux anciens peuples colonisés ! Il parle par exemple de « décoloniser nos perceptions de l’emprise des habitudes ». Dans un processus de colonisation, le colonisateur ne fait pas qu’occuper le pays, il en ré-écrit l’histoire, il impose sa représentation des habitants, il leur assigne une identité qui n’est pas celle qu’ils s’étaient construite collectivement.
Delacroix écrit, dans la préface du livre de Paulo : « l’auteur nous invite à sortir de cette forme de colonialisme qui enferme un mot dans un seul sens et qui donne une certaine vision de l’être humain, celle-ci pouvant engendrer une idéologie dominante. »
« Décoloniser nos perceptions de l’emprise des habitudes » signifie revenir à l’expérience perceptive réelle sans nous glisser dans le prêt-à-penser de nos habitudes qui emprisonne notre pensée. La décolonisation est ce processus de déconstruction de ce qui, en soi, a été pensé par d’autres et pour d’autres. Il permet de se reconnecter au réel de l’expérience et aux sensations qui naissent en nous dans le contact avec ce réel et qui vont ensuite s’élaborer en représentations, idées, concepts.
Nous sommes dans une phase de transition. Le monde ancien est encore là mais de plus en plus remis en cause, le nouveau n’est pas encore advenu, nous sommes dans le chaos de la déconstruction. Co-existent les normes, les implicites, dont notre culture et notre éducation nous ont imprégnés, et ces processus de déconstruction qui sont à l’oeuvre dans la société, chez nos patients, et chez nous.
Dans la relation thérapeutique :
Les patients/clients d’aujourd’hui ont-ils les mêmes questionnements, les mêmes raisons de venir en thérapie qu’il y a trente ans ? Il me semble qu’à l’époque, les demandes s’exprimait beaucoup à propos de l’impression de ne pas être conforme, « comme les autres », de ne pas réussir à s’épanouir, ne pas être assez ceci ou assez cela.
Aujourd’hui, les gens nous disent « je suis perdu », « je ne sais pas qui je suis », « je ne sais pas quoi faire de ma vie », « même être un homme ou une femme c’est devenu compliqué », « je ne sais pas ce que je veux, ce que je désire pour moi-même ».
L’affaiblissement des normes et des stéréotypes génère une angoisse existentielle. La personne se sent seule alors que la société, ses groupes d’appartenance ne lui fournissent plus de repères cohérents, évidents socialement, pour se construire et s’orienter.
Quelques situations :
La remarque d’une patiente « je vous ai choisie vous parce que je voulais une thérapeute femme » résonne autrement qu’il y a trente ans, d’autant plus quand cette remarque s’adresse à une thérapeute en transition de genre …
Comment accompagner un homme de 35 ans, qui n’a encore jamais eu d’emploi salarié et qui ne veut pas s’insérer dans le monde du travail, à élaborer un projet de vie sans que le thérapeute déconstruise au moins un peu ses propres idées sur le travail et sa nécessité ?
La difficulté des associations (et la FPGT n’y échappe pas) à trouver des bénévoles parle aussi de cet affaiblissement du collectif comme soutien identitaire (à travers la construction d’un récit collectif, de valeurs communes, de normes) auquel on donne son temps et son énergie en échange.
Comment faire avec ce processus de déconstruction, dans ce qu’il a de nécessaire socialement et écologiquement et aussi d’irréversible ?
Je vous propose quelques pistes :
- 1) Ne pas pathologiser, et donc individualiser, la déconstruction qui s’exprime à travers des choix de vie hors-normes, des représentations du monde ou de soi qui heurtent nos représentations. La déconstruction est avant tout un phénomène collectif, y compris lorsqu’elle se manifeste dans des expressions individuelles. La souffrance vécue par les personnes peut certes être liée à une pathologie, à des difficultés rencontrées dans le parcours de vie, mais peut-être simplement au chaos actuel, à l’absence ou la fragilité des repères, à l’incertitude. Vivre dans l’incertitude est narcissiquement éprouvant.
- 2) Ne pas confondre déconstruction et destruction. Il ne s’agit pas ici de faire « table rase » de nos connaissances, de notre expérience. On pourrait comparer la déconstruction à la démarche d’un archéologue qui démonte un mur soigneusement, en numérotant les pierres, pour comprendre comment il a été construit. Ou à celle d’un restaurateur d’oeuvre d’art qui radiographie un tableau, prélève des fragments de peinture ou de toile, pour en comprendre le processus de fabrication. Nous sommes ici dans la droite ligne de la vision gestaltiste de l’agressivité : agresser pour contacter et assimiler.
- 3) Accueillir nos propres inconforts : se mettre à l’écoute d’une personne ayant choisi le polyamour amène à se questionner sur son couple, se mettre à l’écoute d’une personne transgenre amène à douter de sa propre identité de genre. Non pas de qui on est ou des choix que l’on a fait, mais vaciller dans ses certitudes et ses évidences concernant son couple ou son genre. Se mettre à l’écoute d’une personne qui refuse de s’insérer dans le monde du travail, c’est accepter de déconstruire aussi un peu en nous les notions de travail, de gagner sa vie (quelle expression terrible quand on y pense). Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de déconstruire les représentations du patient mais bien nos propres idées, présupposés, préjugés, évidences.
- 4) Être attentif à l’appel du vide créé par la déconstruction. La tentation est grande d’occuper ce vide avec nos propres représentations, normes ou idées. Pathologiser le vécu de l’autre nous permet de situer ce vécu par rapport à une normalité, et donc de renforcer nos normes. Face à une personne qui se sent perdue, partager avec elle nos propres repères, les convictions que nous nous sommes choisies, peut sembler aidant pour elle (on ordonne le chaos) et pour nous (affirmer nos repères les renforce).
La loi et la déontologie font tiers pour nous soutenir et nous tenir à notre place de professionnels, respectueux de l’autonomie de nos clients/patients, afin de ne pas devenir nous-même des colonisateurs des consciences.
Emmanuelle Gilloots
À Dire n° 7 - Printemps 2024 - Sommaire
Pour quoi la thérapie ?Édito : Chantal Masquelier-SavatierArticles :1 - Déconstruire ? -...
Mettre à jour nos implicites
Qu'est-ce qu'un ami ? Ce midi du 23 janvier 2024, on en débat sur France Culture à partir du...
Le patient difficile existe-t-il ?
J’avais gardé dans mes notes ce témoignage donné par un psychiatre américain (1) lors d’une...
Gratitude
Chère Clémentine,Pourquoi cette missive ? Quel sens lui donner ? J'ai été interpellée par des...
Abandonner le costume de « la bonne thérapeute »
Ann, américaine, franchit pour la première fois la porte de mon cabinet. Mélange d’anglais et de...
Ce qui soigne en thérapie
En tant que thérapeute, j’ai été une « patiente », je me suis longtemps allongée sur le divan....