Mettre à jour nos implicites
Qu'est-ce qu'un ami ? Ce midi du 23 janvier 2024, on en débat sur France Culture à partir du livre d'Alice Raybaud que je n'ai pas lu (1). Mais, adorant saisir des opportunités de nourrir une pensée assoiffée d'explorations, ma curiosité s'en trouve activée. Promenons-nous avec légèreté à partir de ce sujet de l'amitié. Laissons de côté les références de ce que d'innombrables auteurs en ont déjà pensé. Vous, comment définiriez-vous un.e ami.e ? Montaigne disait de son cher La Boétie « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Quelles caractéristiques vous sembleraient spécifiques à ce lien, si elles existent, qui les distingueraient des autres, amour d'un.e partenaire, amour de la famille, etc... ? L'autrice de l'ouvrage rappelait opportunément que l'amitié est choisie, là où les liens familiaux ne le sont pas et qu'elle constitue une relation de qualité et partagée. Les deux personnes interrogées par Géraldine Mosna-Savoye déploraient toutefois plusieurs éléments suite à leur lecture de Nos puissantes amitiés (2). Tout d'abord qu'Alice Raybaud n'ait pas abordé l'amitié entre hommes, vue seulement dans un versant masculinisé dont on ne sut pas si elle se contentait de la constater ou si elle regrettait que les hommes ne disposent pas de plus de possibilités d'un lien qualitatif avec leurs pairs. Fut aussi reproché à l'ouvrage de n’avoir pas creusé du tout les maux de l'amitié. Cette critique me rappela immédiatement Antechrista d'Amélie Nothomb et les affres bien réels de douleurs amicales passées.
Ajoutons à ces points de vue mon regard de gestalt-thérapeute. J’accompagne depuis un quart de siècle hommes et femmes à se dégager de la souffrance. Il leur est souvent difficile de penser la possibilité-même que le lien développé par leur parentèle ne soit pas fait d'amour ou d'un minimum d'amitié envers eux. Ils consultent un professionnel parce qu'ils ressentent un mal-être. Mais ils se montrent à la peine pour concevoir qu'on ait pu manquer de leur « vouloir du bien. » On pourrait appeler cela l'implicite de la bienveillance, croyance profonde qui doit souvent être mise au travail avec délicatesse auprès de nos patient.e.s, tant ils et elles ont été construits avec et tant il leur est difficile d'intégrer avoir pu naître et grandir dans un environnement porteur d'indifférence voire parfois d'hostilité envers eux.
Par ailleurs, il leur est et je devrais m'inclure ici, il « nous » est, aussi compliqué d'intégrer la possibilité que nos proches et nos ami.e.s puissent ne pas être « tout bons », qu'un parent puisse aimer ET rejeter, qu'un ou une ami.e puisse nous apprécier ET nous envier, qu'il puisse être là pour partager les rires ET s'éloigner lorsqu'on nous diagnostique un cancer. Ce volet-ci pourrait être identifié sous l'implicite de l'idéalisation associé à celui de la présence inconditionnelle, qu'en thérapie nous déplions pour accéder ensemble à la notion de complexité et d'ambivalence présentes dans nos liens réels. De plus, autre phénomène récurrent chez nous les humains : avoir tendance à figer notre vision de toute chose, dont les relations construites avec nos entourages. Cette collègue, ce criminel condamné ou ce mari qui se comporte ainsi, « ne peuvent pas changer », « sont mauvais », « eux et nous serions comme ça et puis c'est tout .» « Cet.te ami.e vous ayant trahie doit disparaître », « cette mère monstrueuse être condamnée at vitam eternam », « ce salaud de patron devrait être suspecté » et tout cela serait irrémédiable.
Dans l'esprit et la logique du vivant qui traverse les épreuves et fabrique de la vie avec l'humus de ces traversées, tous ces mouvements émotionnels sont à accueillir en soi et à laisser respirer pour voir où ils nous mènent. Être psychothérapeute consiste à aider des personnes à concevoir qu'elles sont respectables en elles-mêmes, qu'elles peuvent oser connaître, exprimer et négocier ce que leurs besoins appellent comme réponse dans le monde qui les entourent. Mais ce soutien à être et devenir appelle parallèlement à considérer que la réciprocité s’applique autour d'elles. Le besoin de « s'ambiancer » dans un TGV est aussi entendable que celui de s'immerger dans le calme de son voyage. Comment les négocierons-nous ? Dans mon métier, je suis témoin de changements relationnels qui m'étonnent. Parfois, je n'aurais pas parié au début de ces traversées que tel couple ferait ce chemin de transformation, ou que tel homme violent deviendrait autre (3). Cet aspect-ci pourrait être nommé l'implicite de la stabilité (ou de la fonction personnalité, comme on le dit en Gestalt). Toutes ces représentations valent la peine d'être explicitées, ouvertes et revisitées en s'efforçant au non jugement, comme les seniors qui découvrent sur le tard, malgré leurs représentations culturelles passées, qu'ils peuvent partager du polyamour en transparence et dans le respect mutuel. J'ajouterais un implicite supplémentaire qui nous concerne nous, les professionnels. Nous sommes supposés gérer la distance que nous avons avec ceux que nous accompagnons par métier. Dans ma génération, surtout avant de découvrir le paradigme de l' « implication contrôlée » gestaltiste, mon cursus de psychologue formée à la psychanalyse m'invitait à me méfier des effets du transfert. Sans négliger aujourd'hui la puissance de ce concept et avec la caution du travail épistémologiquement sérieux d'un Wolfgang Tschacher sur les facteurs communs des psychothérapies (4), je sais que mon engagement gestaltiste auprès de mes patient.e.s inclut une part d'amitié, à juste distance bien entendu, mais dont la valeur restaurative me paraît indéniable. Cet aspect pourrait être intitulé l'implicite de la neutralité, alors que tout lien, choisi ou non, comporte bien une dimension pathique, c'est-à-dire d' « avoir-à-y-sentir-des-choses » dont il convient de tenir compte avec celui ou celle qui nous fait face, quels que soient les contextes de nos rencontres.
Finissons cette brève promenade par une émotion personnelle. Récemment, j'ai reçu de la sollicitude de deux personnes que j'ai découvertes plus intimement proches de moi que je ne l'avais songé jusqu'alors. L'une a pris tellement à cœur une de mes réflexions lors d'un dernier échange, qu'elle en poursuivit seule les ramifications et me les restitua par courrier, sans que je ne m'y attende. L'autre répondit à l'expression d'un besoin profond de façon inconditionnelle. La surprise de ces deux cadeaux d'une profondeur de lien insoupçonnée, ni même peut-être imaginée possible, m'invite à considérer qu'en amitié, il est aussi savoureux de se laisser surprendre. Ayant éclairé ces différents aspects, espérons qu'ils nourrissent vos propres élaborations. Vous aussi trouverez peut-être de l'amitié là où vous ne le pensiez pas, ainsi que de la matière à vous étonner et à ne pas croire savoir tout de ce qui définirait le phénomène protéiforme de l'amitié.
Stéphanie Feliculis,
Gestalt-thérapeute phénoménologue dans le sud-ouest
(1) Alice Raybaud, Nos puissantes amitiés, La Découverte, 2023
(2) Anne Dujin, rédactrice en chef de la revue Esprit et Nora Bouazzouni, journaliste
(3) Cf. les deux BD pensées et écrites par David Cenou, qui raconte son passé de skinhead nazi et sa trajectoire de désistance de la violence dans Mirador, tête de mort et dans Yougo, parus dans la Boîte à bulles en 2013 et 2024
(4) Wolfgang Tschacher , Ulrich Martin Junghan, Mario Pfammatter, Towards a taxonomy of common factors in psychotherapy – Results of an expert survey, Clinical psychology and psychotherapy, 21, 82-96, 2014.
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