Gratitude
Chère Clémentine,
Pourquoi cette missive ? Quel sens lui donner ? J'ai été interpellée par des collègues pour la rédaction d'un article. Leur thème est large, très questionnant : pour quoi la thérapie ? J'ai eu immédiatement envie de rajouter : pour qui ?
Avant de devenir gestalt-thérapeute, j'ai parcouru un long chemin, semé d'obstacles et de souffrances. Avec le soutien de mes thérapeutes, de mes formateurs, de mes superviseurs je les ai progressivement traversés ; petit à petit tout s'est atténué. Cette découverte de moi-même m'a permis de mieux reconnaître mes appuis et mes failles, mes forces et mes vulnérabilités qui faisaient partie intégrante de ma personne. Mes mécanismes de défense, de résistance, de protection, meilleur ajustement créateur de l'époque m'ont protégée. J'ai survécu et osé exister.
La thérapie est un chemin extraordinaire qui demande courage, persévérance et volonté. Cependant j'affirme aujourd'hui, après plus de vingt ans de pratique, que la thérapie est aussi un merveilleux voyage de croissance pour le thérapeute. Nous n'avons que quelques kilomètres d'avance.
C'est pourquoi, pleine de gratitude, je vous écris cette lettre. Vous êtes ma plus ancienne patiente. Avec vous, j'ai appris, grandi, je me suis tant affirmée. S'il y a eu renaissance de vous-même, il y a eu naissance de la thérapeute que je suis maintenant. Main dans la main, nous avons avancé de rendez-vous en rendez-vous, nous ancrant, nous consolidant, nous affirmant, nous confrontant. Notre rencontre, puis celles avec tous les autres patients m'ont fortifiée et ont mis en lumière toutes les compétences qui me soutiennent dans mes interventions et que j’évoquerai dans les lignes suivantes.
Intuition.
Lors de notre premier contact téléphonique, (entretien qui dura un certain temps mais ne déboucha pas sur un rendez-vous) une petite voix intérieure montra le bout de son nez. Présente depuis toujours dans ma vie, je ne l'écoutais pas. Ce jour là, je lui fis de la place. « Clémentine sera ta cliente, ne t'inquiète pas, fais lui confiance et surtout donne-lui du temps, elle te rappellera. » Vous m'avez rappelée plusieurs fois et enfin pris un rendez-vous. Reconnaître mon intuition, la suivre, m'en faire une alliée, tel était le chemin. Comment la définir ? Soudaine, mais tellement juste, mélange d’expériences passées, de ressentis, d'impressions fugaces, elle devient synthèse fulgurante de faits, d'émotions et de réflexions. Ce filet de voix me soufflait à l'oreille des images, des musiques, des mots. Rapidement, j'ai imaginé dans votre histoire quelque chose de grave. Vous n'en parliez pas. Hors de question de suggérer. Mais ce que j’ai ressenti lors de nos premiers entretiens, se révéla exact par la suite.
Empathie
Vous avez franchi le seuil de mon cabinet. Jeune femme charmante avec beaucoup de classe. Au son de votre voix, mon cœur s'ouvrit et je me laissai aller à cette rencontre. Plus de frontière, accord parfait. Je débutais. Votre histoire était lourde. La charge émotionnelle remplissait mon cabinet. Tristesse, chagrin , désespoir pénétraient mon corps. J'avais à apprendre à mettre de la distance. Oui, me laisser pénétrer par le contenu, me laisser ressentir vos zones aveugles mais garder de la hauteur pour repérer, analyser, synthétiser, et enfin être capable de mettre des mots là où n'existe que silence. J'appris doucement à passer de la sympathie à l'empathie, à ne plus me charger de votre douleur. Laisser entrer mais surtout laisser sortir en fin de séance pour retrouver de la disponibilité pour le patient suivant.
Résonance.
J'ai une affection toute particulière pour ce mot, concept très étudié en systémie. Mais Gestalt et Systémie ne sont-elles pas un peu cousines germaines ? Rapidement Clémentine, j'ai perçu que nous vibrions à la même fréquence. Je n'ai jamais eu de mal à vous rejoindre. Tant de zones de nos histoires se ressemblaient : solitude, histoire familiale lourde et puis manque d'estime de soi. Elles résonnaient sans fausse note dans une harmonie quasi parfaite. Le jour où vous avez évoqué votre grand-mère j'ai cru pleurer. Cette entente permit la construction d'un lien fort, plancher solide et sécure sur lequel vous et moi, nous nous appuyâmes pour continuer le chemin et affronter les obstacles.
Désaccordage
Trop de proximité risque de nuire au travail thérapeutique, apprendre à mettre de la distance devient nécessaire pour mieux regarder le processus. Vous étiez si touchante, jamais un mot de travers, reconnaissante, respectueuse. Votre demande de soutien, de présence me valorisait. Nous nous faisions mutuellement du bien. Mais était-ce réellement le but final de notre travail ? Pourtant, un jour, au cours de votre énième histoire d'amour catatastrophique, j'ai osé dire « Clémentine je ne comprends pas. Quel est le sens de cette nouvelle histoire ? » L'impatience avait créé un pas de côté. Votre regard indiqua ce premier désaccordage. Prendre de la hauteur permit de découvrir d'autres facettes de nos personnalités, de créer des alternatives et surtout d'ouvrir le champs des possibles.
Puissance.
En installant cette distance, je reprenais possession de moi-même. Laissant la place à mes propres ressentis, à mes propres émotions, je retrouvais ma puissance créative. Mon attention au processus, mes allers-retours entre vous et moi offraient un espace à toutes nos résistances respectives. Je m'approchais de vous avec un regard plus aiguisé. Tout devenait matière à expérimentation : votre respiration, les vocalises de votre voix, les postures de votre corps.
Peu à peu, votre stratégie, votre finesse, votre charme aussi perdirent un peu de leurs mystères car vous étiez une grande séductrice. J'y voyais tous les ajustements créateurs mis en place dans votre enfance pour attirer l'amour qui vous avait tant manqué. Si pendant un long moment j'avais été pour vous une mère patiente, encourageante, bienveillante, je devins une mère cadrante. Dans l'ici et maintenant de la rencontre, vous appreniez à jouer avec les limites, sans que jamais nous ne perdions le lien.
Confrontation.
Longtemps, je me suis interrogée sur ce terme, ayant l'impression de ne jamais confronter mes patients. Mes collègues pointaient mon trop de douceur, de gentillesse, de bienveillance. Je ne suis ni impulsive, ni agressive ; sarcasme et ironie ne font pas partie de ma boite à outils. Mes patients progressaient pourtant. Alors ?
Clémentine vous avez fait surgir la réalité de mon être au monde confrontant. Durant une séance un peu délicate où, en fuyant une réalité difficile et souffrante, vous maniiez une fois de plus l'art de la déflexion, je n'ai rien lâché, vous ramenant doucement dans l'ici et maintenant de la séance. Votre sourire, ce léger plissement autour des yeux signifiaient que vous aviez compris. « Brigitte vous êtes la première thérapeute que je respecte, avec qui j'ai envie de travailler. Je n'ai jamais réussi à vous faire tourner en bourrique, à vous amener où j'ai envie d'aller. » Je vous ai regardée, interrogative, car cette séance était pénible et fatigante. « Vous ne lâchez rien, vous tenez le cadre doucement mais fermement. Jamais un mot plus haut que l'autre, toujours en douceur et délicatesse dans un profond respect de qui je suis. Une main de fer dans un gant de velours. » Telle est ma manière de confronter : je suis là, reste là, maintiens ma présence et mon écoute sans jamais lâcher la direction.
Accueil.
Au moment où nous avons commencé nos entretiens, j'étais encore travailleuse sociale. La mairie offrait des formations pour enrichir notre pratique. Nous rencontrions en effet de grandes difficultés d'ajustement avec un public étranger en situation précaire. Un ethnopsychiatre transforma à jamais ma posture. Quatre jours magiques pour apprivoiser la notion d'accueil, pour expérimenter une présence pleine devant l'autre, pour l'écouter vraiment en prenant conscience de tous nos préjugés. Nous avons mis le focus sur nos origines : pays, époque, culture, milieu social, éducation, valeurs, religion, études. Tout ceci colorait de toute évidence notre vision du monde et notre posture face à l’autre.
Ce moment-là, votre regard était différent, très flou. Vos digressions furent pour moi très difficiles, je me sentais embarquée par votre flot de mots. Nous passions du coq à l'âne. J'essayais de vous ramener dans l'ici et maintenant. Épuisée, je me perdais. Soudain, le visage et la voix de cet ethnopsychiatre me revinrent. « Reste avec elle, sois avec elle, ne juge pas, accueille. » Je m'enfonçai dans mon fauteuil, les deux pieds bien ancrés dans le sol, je respirai profondément. Ma poitrine se déploya comme si j'ouvrais grand les bras Le calme se fit en moi. Je devenais un réceptacle accueillant ce trop de mots, d'expressions, de sensations, d'émotions. Le rythme des battements de mon cœur ralentit. Doucement votre respiration s'apaisa également, votre voix s'adoucit. Nous donnions de la place à l'émotion. Nos fréquences s'accordaient. Vous pleuriez. Je pleurais. «Brigitte, merci d'être là.».
Dévoilement.
Oser dévoiler quelque chose de notre ressenti, particularité bien gesltaltiste qui permet un bond dans le travail. Lorsque vous partagiez des moments de votre vie, affleuraient à ma conscience des mots, des images, des musiques, des paysages, mais aussi des sensations, prémices d'émotions. Qu'en faire ? Comment les réintroduire dans le champ ? Nos échanges n'étaient pas une conversation. Pas-à-pas, la supervision m'enseigna cette capacité à dire au travers d'un détour.
L'occasion se présenta bientôt. Vous reveniez d'un voyage chez votre mère. L'athmosphère lourde et toxique avait écorché votre joie de vivre. Colère et épuisement se manifestaient. «Brigitte je n'en peux plus. Entre ma mère alcoolique, bipolaire, ma sœur borderline, je n'arrive plus à tenir droite.» J'accueillais votre souffrance. «Mais vous, dans votre vie tranquille, vous n'avez aucune idée de ce que c'est.» Le ton était dur et agressif. Surface de projection, je laissais le flot se déverser. Très seule dans votre bulle, le chagrin montait. Bien sûr que je savais : mon oncle était alcoolique et ma sœur bipolaire. Je cherchais comment la rejoindre, comment partager. «Lorsque vous me parlez, l'image d'un petit bateau sur la mer calme traverse mon esprit. Soudain la mer se démonte puis se calme et se déchaîne à nouveau. Et cela inlassablement. Jamais rien de prévisible. Alors, comment ce petit bateau peut-il se protéger ?» Vous m’avez regardée : «Ce petit bateau c'est moi.» Une nouvelle fois, mais encore plus loin, encore plus profondément, votre enfance affleura avec des souvenirs colorés d'émotions toujours plus denses, plus douloureuses.
Les métaphores, détours imagés et colorés, permettent de fabriquer du semblable et ainsi de rejoindre l’autre sans vraiment se livrer. Les imaginaires se rencontrent.
Clémentine, oui, je vous redis ma gratitude. Nous avons grandi ensemble. Nous avons appris ensemble. Notre relation s'est peu à peu transformée. De verticale au début elle devint progressivement horizontale. Vous étiez ma patiente, nous sommes devenues partenaires. Vingt ans de rencontres hebdomadaires, de partages autour de votre vie : votre histoire, votre union, la naissance de vos enfants, votre douloureuse rupture, vos patients.
Nous avons traversé toutes les étapes de croissance : dépendance, contre-dépendance, indépendance, co-dépendance et enfin inter-dépendance.
Enfant spirituelle, libre, responsable de vos choix, autonome, je vous regarde avec admiration. La fierté habite mon cœur quand je vois la personne que vous êtes devenue.
Questions, doutes, hésitations, découragements ont ponctués mon chemin mais j'ai toujours gardé foi et espoir dans qui vous étiez.
Nous thérapeutes, nous n'avons qu'une petite longueur d'avance
Bonne route. Vous êtes et resterez une magnifique rencontre.
Je vous embrasse tendrement.
Brigitte Baronetto
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