La méthode Merleau-Ponty
Je viens de découvrir, par la voie d’un article de Philosophie Magazine, un texte que je vous partage car il m’a réjouie par son humour et sa profondeur. Merleau-Ponty, dans une lettre adressée à Jean-Paul Sartre vers 1930, c’est-à-dire bien avant la publication de ses ouvrages majeurs, décrit la façon dont il entre en relation avec une femme qu’il veut séduire. Tout en donnant des conseils de façon ironique à son ami de l’époque qui ne connaît pas autant de succès amoureux que lui, il campe en quelques phrases un point central de sa philosophie qui parle directement aux gestalt-thérapeutes que nous sommes.
Sans que l’on puisse l’exclure, la séduction n’est pas en principe ce sur quoi se construit la relation thérapeutique. Mais cette « méthode » peut aisément être décalée vers la façon dont s’engage cette relation : il est question ainsi de créer un fond commun, reposant sur un engagement corporel dans la situation, « d’être un passeur », d’entreprendre un voyage ensemble et « d’entrouvrir un avenir vibrant ».
Lorsque j’ai lu cette lettre, je me suis dit que c’était un excellent exemple de phénoménologie appliquée. En particulier lorsqu’il écrit qu’il « rêve de décrire un jour cet entrelacs entre nos corps et le monde, qui ne s’excluent plus puisque le monde est chair. » Il s’y est employé par la suite et a publié Phénoménologie de la perception en 1945. Il a marqué notre bagage philosophique en particulier en rejetant la dichotomie traditionnelle entre l'esprit et le corps, en montrant comment notre expérience est profondément enracinée dans nos interactions corporelles avec le monde et avec autrui, au travers de ce qu’il nomme l’intercorporalité.
C’est pourquoi ses théories sont souvent reprises dans les écrits gestaltistes. Cependant on peut se demander jusqu’à quel point elles se traduisent dans notre pratique. Nous pouvons avoir en arrière-fond les théories de Merleau-Ponty et son éclairage phénoménologique et mettre en œuvre dans la relation thérapeutique une attitude qui se rapporte plus à celle de Jean Paul Sartre : conquérir et s’attacher l’autre par de brillantes analyses, dans le but de créer une interaction qui créera de la fascination, à défaut de lien. Ceci renvoie à l’envie que peut avoir parfois le thérapeute de briller, de faire une démonstration de sa compétence, de se montrer performant. Alors qu’il s’est senti talentueux, il s’étonne de voir partir ses nouveaux patients, comme part la jeune femme dont il est question dans la lettre.
À cette tentation du spectaculaire, Merleau-Ponty oppose : « effacez-vous, mais faites deviner ce monde délicieux. » Il ouvre par ailleurs une perspective qui est familière à certains d’entre nous quand il formule : « Nous sommes toujours plus que deux, même lors d’un tête-à-tête au jardin du Luxembourg. Non pas entre nous, mais entrelacé à nous, il y a le monde. Notre corps s’y projette, l’habite comme une continuation de notre être. » Cela rappelle en effet la formule de Giani Francesetti « prêter sa chair au champ ». Mais je vous laisse découvrir ce texte.
“Mon cher Jean-Paul, mon vieux camarade,
Ne m’en veux pas si je reviens sur l’épisode douloureux que tu m’as raconté l’autre soir au Select, après que j’ai vu la belle C. quitter brusquement ta table. Je récapitule.
‘Lamentable ratage’, t’es-tu exclamé alors que je prenais sa place pour te consoler d’un Negroni bien tassé. ‘Tu sais bien (et moi aussi) que je n’ai pas ton allure de jeune premier ni tes talents de danseur, as-tu continué. Tout avait pourtant bien commencé ! Après l’avoir écoutée me raconter son expérience de modèle et d’artiste, je me suis lancé dans une élucidation du double regard qui déterminait son existence : être-objet sous le regard du peintre, vaine tentative de saisir la subjectivité d’autrui quand elle le peignait… Elle était fascinée, je le voyais bien, par mes boniments. Mais tu as vu, elle s’est levée sans mot dire et prétextant un rendez-vous urgent. Quelle mauvaise foi !’
Écoute, je te le dis tout net, tu t’y es mal pris. Tu n’es pas un Apollon, tu le dis toi-même, mais tu es captivant, énergique et drôle (même quand tu imites le canard Donald). Tu pourrais les conquérir toutes. Tu sais, d’ailleurs, que le Castor t’a préféré à moi – elle me trouvait trop gentil, paraît-il. Mais ta philosophie de la séduction est erronée. Tu es obsédé par le regard et la possession de l’autre, que tu sais pourtant impossible. Tu te places dans un face-à-face agonistique : elle te plaît, à toi de la ravir. Ou l’inverse. Crois-moi, elle le comprend parfaitement. Soit elle cède, mais t’en voudra toujours de ta victoire, soit… elle s’échappe.
J’ai une conviction toute différente en la matière, presque une vision du monde. Tu ne me croiras peut-être pas, mais lorsqu’elle devient une tactique, cette méthode marche à tous les coups. Alors ne la révèle à personne. Le rapport à autrui, qui implique aussi celui avec l’élue de ton cœur, ne se résout pas en un duo. Nous sommes toujours plus que deux, même lors d’un tête-à-tête au jardin du Luxembourg. Non pas entre nous, mais entrelacé à nous, il y a le monde. Notre corps s’y projette, l’habite comme une continuation de notre être. Nous y déployons nos intentions, nos mouvements, nos significations. Le problème, c’est que la personne dont tu cherches à te faire aimer exprime son propre être corporel au monde. Comment les rapprocher, voire les unir, sans qu’ils ne s’entrechoquent ? L’enjeu, c’est de vous ouvrir un monde commun, votre monde. Comment procéder ? Ce n’est pas très difficile. Au détour d’une rue, durant votre promenade, faites remarquer la courbe sensuelle d’une façade, l’aspect énigmatique d’une porte cochère, la lumière vacillante d’une chambre de bonne. Dessinez une topographie qui deviendra celle de vos pérégrinations. Celle-ci a déjà le parfum d’un pèlerinage futur sur le lieu de naissance de votre amour. Entrouvrez également un avenir vibrant, fait de découvertes imprévues et d’aventures. Bref, effacez-vous, mais faites deviner ce monde délicieux. Vous en deviendrez le passeur : elle n’aura qu’à vous demander de lui en ouvrir l’accès. Croyez-moi, elle ne pourra pas ne pas en avoir envie. Et vous y passerez ensemble.
Miracle de l’être-au-monde : vous vous êtes extraits d’un face-à-face pesant, et avez seulement esquissé la possibilité d’un rapport aux choses électrique et désirable. Sartre, sachez-le, la meilleure méthode de séduction est la phénoménologie, celle qui ouvre nos consciences incarnées aux choses. Je rêve de décrire un jour cet entrelacs entre nos corps et le monde, qui ne s’excluent plus puisque le monde est chair. Mais trêve de bavardages, je cours à un rendez-vous (non, mon vieux, pas avec C. !). L’enfer, ce n’est pas les autres.”
Lettre de Merleau-Ponty à Jean-Paul Sartre, présentée par Michel Eltchaninoff dans La lettre de Philosophie Magazine du 11-03-2024.
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