J’ai lu "Le harcèlement fusionnel"
"Les ressorts cachés de la dépendance affective"
de Eudes Séméria
Eudes Séméria est psychologue clinicien, psychothérapeute existentiel et vice-président de l'Association française de psychologie existentielle.
Dans son ouvrage, il traite de la dépendance affective et de ses répercussions sur l’entourage de la personne dépendante.
Dans un premier temps, l’auteur définit le processus de dépendance affective et présente la façon d’être au monde des individus en situation de dépendance affective. Selon lui, ces personnes « vivent dans la crainte de l’abandon et de la solitude, ont tendance à éviter toute séparation et présentent un besoin excessif d’être pris en charge par autrui. » (p. 8)
L’auteur montre en quoi ces situations de dépendance affective peuvent être comparées aux situations de harcèlement et d’emprise ; il parle ainsi de harcèlement fusionnel : « on peut définir le harcèlement fusionnel comme un ensemble de comportements répétés d’agrippement, d’accaparement et de dépendance par lesquels un adulte force une autre personne à le prendre en charge, ce qui entraîne chez celle-ci une déstabilisation affective et psychologique ». (p. 12) Cependant, dans les situations de harcèlement fusionnel, contrairement aux situations de harcèlement « classique », il n’y a pas un bourreau et une victime ni volonté de nuire. C’est la situation elle-même qui est harcelante : « le harcèlement lié à la dépendance affective ne relève jamais d’une volonté individuelle : il émerge d’un fonctionnement collectif ». (p. 12)
J’ai été particulièrement intéressée par l’analyse que fait l’auteur du processus à l’œuvre dans les situations de harcèlement fusionnel au regard de la psychologie existentielle. Ainsi, pour Séméria, l’adulte dépendant affectif est débordé par l’angoisse d’exister. En adoptant une posture de dépendance, il évite de se confronter à l’existence ; il remet en quelque sorte sa vie dans les mains d’un autre. Selon l’auteur, « est fusionnel un individu qui cherche par tous les moyens à ne pas s’assumer comme individu à part entière ». (p. 13) Afin de se protéger de l’angoisse de vivre, l’adulte dépendant refuse de faire des choix, de prendre sa vie en main et transfère cette responsabilité aux autres, souvent à un autre en particulier, appelé par l’auteur l’aidant principal. Mais
« les responsabilités existentielles sont absolument inaliénables et donc ni échangeables ni partageables » (p. 256) ; ce transfert de responsabilités se fait donc au prix d’une vie « a minima ».
L’auteur étudie également la posture de cet autre à qui la personne dépendante transfère la responsabilité de sa vie. Il présente cette personne non pas comme une victime, mais comme un individu qui serait également dépendant affectif, mais dans une moindre mesure. En se chargeant de la vie d’un autre, lui aussi évite de vivre la sienne.
Cette façon de lire les situations de dépendance affective au regard de la psychologie existentielle permet à l’auteur de présenter des pistes de travail avec les différents acteurs : d’une part, le patient fusionnel et de l’autre, celui que l’auteur appelle l’aidant principal. Avec l’adulte fusionnel, « l’un des axes importants du travail en thérapie existentielle consiste, pour le patient, à se construire une véritable intériorité, une vie privée personnelle et intime » (p. 218). Pour cela, l’auteur propose notamment, durant les séances, de poser régulièrement les questions « essentielles » suivantes :
« Que ressentez-vous en ce moment ? », « Que voulez-vous ? », « Qu’allez-vous faire de votre vie ? »
(p. 248). L’objectif est alors que le patient s’engage véritablement dans sa vie. On peut noter que ce questionnement est proche de celui pratiqué en Gestalt-thérapie avec par exemple les trois questions de Perls dans l’ici et maintenant : « Que ressentez-vous ? Que voulez-vous ?
Qu’évitez-vous ? »
Concernant l’aidant principal, le thérapeute l’amènera à prendre conscience de la part active qu’il prend dans la relation de dépendance : en acceptant la responsabilité de la vie de l’autre, il évite lui aussi de se confronter à sa propre existence. Pour l’auteur, l’aidant doit accepter de dire « je dois être capable d’exister sans lui » plutôt que « je veux qu’il soit enfin capable d’exister sans moi. » (p. 254)
Ce livre, très accessible, ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Ainsi, la lecture de cet ouvrage m’a également amenée à me questionner sur ce qui se joue entre le thérapeute et le patient en situation de dépendance affective. Que vit le thérapeute à l’occasion de ce patient ? On peut imaginer qu’il pourrait se trouver, à un moment de la thérapie, lui-même en position d’aidant, peut-être à désirer pour son patient. Au-delà des pistes de travail proposées par l’auteur, peut-être s’agit-il également pour le thérapeute d’exister « en conscience » dans la relation à son patient et de faire le pari que cela permettra à son tour au patient d’exister.
Il me semble d’ailleurs que la question du « projet » du thérapeute, probablement plus aigüe avec les patients dépendants affectifs, se pose aussi de façon plus générale avec tous les patients : en tant que thérapeute, dans quelle mesure puis-je m’autoriser à désirer pour un patient ?
Pour conclure, cet ouvrage présente un grand intérêt pour les thérapeutes que nous sommes. Présentant une analyse des situations de dépendance affective avec la grille de lecture de la psychologie existentielle, il ouvre de nombreuses pistes de réflexion, notamment sur l'influence du thérapeute dans la relation thérapeutique.
Gaëlle Abeille
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