La confiance en question
La publication du rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église catholique a créé une onde de choc, en premier lieu au sein de la communauté des croyants, mais en réalité bien au-delà tant la foi chrétienne imprègne notre culture. Un membre d’une commission d’enquête équivalente en Allemagne disait en conférence de presse : « ce sont les fondements même de la foi chrétienne qui sont attaqués par ces comportements d’abus ». Autrement dit un des piliers de notre construction culturelle.
Comment comprendre ce bouleversement parfois exprimé dans nos cabinets ? Il est essentiel de le comprendre pour ne pas, nous aussi, abuser de la confiance que nos patients ont tant besoin de placer en nous.
On considère comme le début de l’humanité la période où des hominidés ont commencé à ensevelir leurs morts. Ces sépultures témoignent à nos yeux de la conscience de la mort et des interrogations des hommes sur la façon de survivre à une telle conscience. Ce questionnement survient lorsqu’au delà de la douleur de la perte d’un être aimé surgit l’idée générale de la mort et donc la conscience que nous allons nous-même mourir un jour. Cette conscience et l’incapacité dans laquelle nous sommes d’anticiper, de prévoir notre mort, nous mettent dans un sentiment d’impuissance douloureux et posent la question du sens de la vie. À quoi bon vivre si c’est pour finir par mourir ? À quoi bon tous ces efforts quotidiens pour mettre un pas devant l’autre si finalement nous n’allons nulle part ? Comment se représenter notre destruction complète, au point qu’il ne reste plus aucune trace de nous ? D’où le besoin d’imaginer des prolongements à cette vie qui lui donnent un sens qui aille au-delà de notre simple existence et puisse donc nous survivre, qui ne puisse être détruit par la mort comme notre corps : une œuvre (artistique, sociale, politique, scientifique) ... une âme ?
Chacun de nous naît avec un double fardeau : la conscience de notre état de mortel, et la responsabilité de faire de notre vie quelque chose qui vaille la peine, quelque chose qui lui donne sens, quelque chose de plus grand que nous. Cette nécessité imprègne chaque élément de notre culture, de notre langage, de l’éducation que nous donnons à nos enfants.
Chaque être humain qui assume pleinement ce fardeau soutient et justifie les efforts de tous pour tenter d’y parvenir. En retour, il devient un modèle, une référence collective et son nom même ne sera pas oublié. Ainsi de nombreux artistes, écrivains, musiciens et autres dont le nom et les œuvres, traversant les siècles, nous fascinent et suscitent chez nous une émotion profonde.
Si la vie est, par bien des aspects, un cadeau, une exultation, un émerveillement, elle est aussi un fardeau parfois terriblement lourd et l’équilibre entre ces deux aspects n’est pas équivalent pour tout le monde. Il est des vies plus légères et joyeuses que d’autres. Il est des êtres plus doués, plus créatifs que d’autres. Les possibilités de donner un sens à sa vie et d’en témoigner aux yeux des autres ne sont pas les mêmes pour tous. Et pour que la contribution d’un être à l’œuvre commune du sens soit reconnue, elle doit s’inscrire dans une culture.
Les croyances, les mythes et les religions font partie des créations collectives les plus fortes et les plus universelles dans ce travail de création de culture et de sens. Elles forment un fond commun sur lequel chacun peut s’appuyer, dans lequel chacun peut puiser pour trouver sa place sur terre, donner un sens à sa vie et mourir dignement en ayant contribué à l’œuvre commune.
Être inscrit dans une culture et dans un ensemble de croyances par ses parents et ses éducateurs est rassurant pour l’enfant et cette culture lui donne, en premier à travers le langage, des outils pour penser son fardeau.
Mais les œuvres artistiques et les religions, tout particulièrement les religions du Livre, nous donnent quelque chose de plus : elles nous ouvrent des espaces de repos, des moments et des lieux où poser notre fardeau. Nos premières expériences de cet ordre ont lieu pendant notre enfance, lorsque nous glissons notre main dans celle d’un adulte, lorsque nous nous endormons dans ses bras, la tête sur son épaule. Dans cet instant-là, nous sommes soulagés du fardeau de notre conscience, du fardeau de notre mort à venir, du fardeau de la responsabilité de notre vie. Il n’y a plus de mots, juste le langage des corps qui dit la tendresse, l’accueil, la protection, la confiance.
Dans le rituel religieux catholique, le fidèle est invité à se tourner intérieurement vers Dieu et à se confier à lui, dans le sens de se remettre entre ses mains, de remettre sa vie entre ses mains. Et dans un dialogue de répons entre le prêtre et l’assemblée, chacun se reconnecte à son âme d’enfant chargée d’un fardeau trop lourd. À travers le rituel qui fait que chacun prononce les même mots, au même moment, des mots connus par cœur et donc totalement prévisibles, chaque fidèle peut se sentir entouré par une présence invisible et réconfortante qui est nommée comme celle de Dieu mais que l’on peut aussi considérer comme étant celle de la communauté et que l’on peut percevoir dans bien d’autres situations de groupe en dehors même d’un contexte religieux. Chaque participant est invité à une position d’ouverture intérieure, d’abandon de sa « souveraineté » sur sa propre vie pour considérer Dieu comme son seigneur et maître, celui qui peut tout, qui connaît tout, qui comprend tout, qui pardonne tout. Une sorte de super parent !
Dans le rituel catholique, cette reconnaissance n’est pas adressée à un maître de chair et de sang comme le disciple envers son gourou. Le Dieu des chrétiens étant invisible et imperceptible au croyant, cette confiance et cet abandon de soi se font entre les mains du prêtre, intermédiaire entre le croyant et Dieu.
Mais si, dans le temps du rituel, le prêtre qui reçoit cette « fiance » des fidèles est au service de Dieu et de la communauté, il ne lui est pas facile de renoncer à cette position privilégiée en dehors du rituel. L’Église l’y encourage d’ailleurs en nommant le prêtre « représentant de Dieu sur terre ».
Et si le prêtre est encouragé et légitimé à occuper cette place de substitut parental, les fidèles sont eux encouragés à prolonger cette ouverture du cœur de l’enfant confiant. N’appellent-ils pas d’ailleurs le prêtre Père ? Le croyant catholique renonce ainsi à ses défenses d’adultes : affirmation de sa singularité, de son expérience propre, d’une légitimité qui lui appartient en propre en tant qu’être humain libre et responsable de lui-même. Dans l’Église, le croyant n’est responsable de lui que lorsqu’il s’agit de reconnaître ses fautes, de faire acte de contrition !
Cette observation ne concerne pas que la religion catholique : dans ses écrits, Calvin parle de « renoncer à soi-même ».
Les relations de ce type, lorsqu’on les observe dans un autre contexte (famille, couple, amitié,etc) sont qualifiées de relations d’emprise. Ces relations sont des relations dans lesquelles les enjeux de pouvoir et de soumission sont au cœur du lien. Dont les objectifs réels sont camouflés sous un discours dans lequel la relation est dite « au service » de la personne, c’est « pour son bien ». Ce sont ces relations qui rendent les abus de toutes sortes possibles et les victimes impuissantes à se défendre. Pour avoir, ne serait-ce que l’idée de se défendre, il faut déjà avoir une conscience minimale de s’appartenir, à soi et à personne d’autre, fût-il un être aimé dont on attend beaucoup.
Les abus commis au nom de la religion ne blessent pas seulement le corps, les sentiments, ils atteignent la personne dans ses profondeurs, dans son âme d’enfant, dans son socle intérieur.
Comment vivre lorsque les mots du réconfort ont perdu tout sens : confiance, protection, amour…
La perversion n’est pas seulement celle des comportements de viol et d’abus sexuel, c’est aussi une perversion du langage, de la pensée. Les abus sexuels des prêtres et religieux ont perverti notre langue, celle dans laquelle nous élevons nos enfants, celle dans laquelle nous disons notre amour, celle dans laquelle nous donnons notre parole en gage de notre engagement. Ce sont nos fondements psychiques individuels et collectifs qui sont blessés et dont nous avons à extirper l’emprise du religieux à travers le langage.
Lorsque nous nous sentons « alignés », en communion avec la Nature dont nous faisons partie, nous pouvons nous sentir reliés à plus grand que nous. Cette sensation, d’ordre spirituel, n’est pas signe de la présence invisible d’un dieu. Elle parle de tout ce que nous ignorons encore de l’être humain tout en le pressentant, de ce que nous sommes, des liens qui nous relient à tout être vivant.
Le discours religieux confisque cette sensation, cette ouverture au vivant infiniment plus grand que le petit monde des humains, pour le réduire à un seul mot : Dieu. Et nous avons laissé les religions s’approprier ce sentiment et ce besoin de reliance en le nommant comme « présence de Dieu », élan vers Dieu.
Nous voilà aujourd’hui orphelins, contraints de nous confronter à cette réalité : nous avons à porter nous-même le fardeau de notre conscience humaine, il n’est pas de Dieu ou de représentants de Dieu entre les mains desquels nous puissions nous reposer. Mais c’est aussi le moment d’ouvrir les yeux sur notre lien à la Nature et à la communauté humaine qui ne nous demandent pas – au contraire ! - d’abdiquer notre souveraineté sur nous mêmes et sur nos vies. Et les fondements anarchistes de la Gestalt-thérapie peuvent aussi nous aider à penser et assumer notre responsabilité de nous-mêmes.
Emmanuelle Gilloots
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