Le thérapeute est-il conscient de son potentiel destructeur ?
L‘influence consiste à œuvrer pour faire adopter un point de vue à une autre personne. Cela recouvre des phénomènes de persuasion, d‘imitation, de soumission à un leadership. L’emprise fait un pas de plus en tentant d’établir une relation de domination, de manipulation ou de maltraitance utilisant la violence psychologique (dévalorisation, isolement, contrôle, menaces...) voire de violence physique et d’abus sexuel.
Ces situations sont souvent des motifs de demande de thérapie par les victimes pour apprendre à se sortir de ces liens toxiques et de la dépendance pathologique :
- Nathalie a été victime de viols répétés durant l’adolescence par un cousin, qui ont perturbé durablement son rapport à son corps et aux hommes. Elle vient me voir en pleine dépression quand elle découvre qu’elle est dépendante d’un homme dominant qui vient de la quitter !
- Sylvia ne sait pas dire NON et a fui après avoir subi la violence de son ex-conjoint. Elle a été très jeune victime de carence maternelle et de maltraitance de son beau-père.
- Michel vit sous la coupe des femmes. Il est menacé par son ex qui exige la garde des enfants et lui envoie huissier et contrôle social à domicile ; il se comporte en mode sacrificiel avec sa compagne actuelle et subit le harcèlement au travail de sa supérieure hiérarchique ; enfant, il a vécu dans la toute-puissance de ses mère et grand-mère.
Ces quelques exemples montrent combien la thérapie peut contribuer à libérer ces personnes sous emprise de liens qui les enferment dans des schémas relationnels dépassés. Il faut du temps pour les conscientiser, les dénouer et tracer une voie nouvelle de changement, basée sur la capacité à être pleinement auteur de sa vie
Mais qu’en est-il du risque d’emprise au sein même de la relation thérapeutique où les occasions de prise de pouvoir et destructivité sont nombreuses et dont il faut se défier ?
Bourreau ou victime ?
Paul-Jean en est un exemple : soignant dans une structure psychiatrique auprès d’adultes, il me téléphone pour un rendez-vous en urgence : « J’ai été mis à pied pour faute professionnelle, je voudrais comprendre ce qui m’arrive et comment me sortir de là ! » Paul-Jean est un homme jeune, père de 2 enfants, à la voix douce et à peine audible : il n’a pas l’aspect d’un prédateur musclé ! Pourtant il me raconte avec honte un événement où il a été dénoncé par une femme avec laquelle il était en lien thérapeutique. Il était attiré par elle et partageait beaucoup d’intérêts communs notamment la musique. Au cours d’une soirée arrosée d’alcool où il était seul, il l’a relancée sur internet et lui a fait des propositions sexuelles ! Cette insertion violente et déplacée a été un choc pour la patiente qui a perdu confiance et a agi sa colère en le dénonçant à la hiérarchie hospitalière. Et il ajoute : « Ce n’est pas la première fois ; j’ai été accusé il y a quelques temps d‘approcher de trop près les stagiaires femmes qui sont dans le service, d’où une première sanction ! » Mais ici, il a fait un pas de plus et a été interdit de travailler. Sa compagne l’avait prévenu : « si ça recommence, je te quitte ! ». Double catastrophe dans sa vie, perte d’emploi et du couple ! D’où idées noires et tentative de suicide par médicaments, arrêtée à temps !
Que comprendre à ces gestes où il abuse de son pouvoir pour obtenir les faveurs de ses patientes et stagiaires ? Paul-Jean est le seul garçon d’une fratrie de 3 et a le prénom de son père et son grand-père, une dynastie de médecins de renom. Lourd héritage à porter et injonction à l’excellence ; mission impossible qui l’a fait douter et dissimuler ses échecs toute son enfance, au prix de se sentir jugé et méprisé par son père. Il a été aussi le confident impuissant de sa mère, trompée par le père, mis à une place qui n’était pas celle d’un enfant. Double erreur de parcours à la fois sur le plan de sa trajectoire sociale et de sa dimension d’homme. Paul-Jean a développé un faux self, où il joue le rôle d’un professionnel et d’un compagnon dévoué, voire sacrificiel sans pouvoir se dévoiler au grand jour dans ses goûts et ce qu’il est en réalité. Ses désirs ne peuvent s’exprimer que dans un moment de désinhibition, de manière feutrée, au détriment de celles qu’il a sous sa coupe. Le processus de pouvoir s’est inversé : d’un enfant soumis et caché, il devient par moments un prédateur sans retenue.
Il lui a fallu du temps pour sortir de la honte, identifier ses reproductions, clarifier l’origine de son libertinage, savoir poser des limites, amorcer un lent changement de son regard posé sur lui et les autres, exprimer sa colère vis à vis de ses parents, de sa compagne dont il est devenu le « bon à tout faire », sortir des introjectes de son enfance et oser faire des projets allant dans le sens de son propre désir.
Mais le gestalt-thérapeute peut-il être aveuglé au point, lui aussi, d’abuser de son pouvoir et si oui, comme y remédier ? J’ai été particulièrement choqué par une situation concernant la sortie de cadre d’un collègue !
Un gestalt-thérapeute dérape !
Simone se présente comme une apprentie en Gestalt-thérapie : « j’ai pris conscience en formation que j’ai été violentée et abusée par mon thérapeute ! » Effectivement Simone a cessé de voir brutalement ce gestalt-thérapeute après que la formatrice lui ait nommé l’interdit et l’insupportable de ce qu’elle avait subi !
Simone raconte : « Il me faisait venir chez lui pour me faire des massages qui ont dérapé et ont été suivis de relations sexuelles. Je croyais que c’était normal et que cette relation pouvait me faire du bien mais, la séance suivante, il m’a reçue en professionnel comme si de rien n’était ; je n’étais pas bien après et j’en ai parlé en formation ; j’avais trop honte d’en parler à mon mari ! »
Situation classique d’un abus de pouvoir d’un thérapeute qui profite de son autorité dans un moment où il a sa patiente « sous la main » pour déraper et obtenir des faveurs de sa part. Très vite, nous avons mis en place quelques séances pour clarifier cette situation d’emprise, comment elle avait pu accepter de tels actes abusifs et comment gérer ses ressentis de culpabilité et de honte ; elle a réussi finalement à en parler à son mari et mettre en place une action juridique.
Très bien pour la résolution d’une situation traumatique ! Sauf que j’ai été pris au piège de cette relation : dans mon désir de vouloir l’aider et la sauver en quelque sorte des griffes d’un prédateur-thérapeute, j’ai proposé un suivi régulier en posant un cadre clairement défini pour éviter toute ambiguïté. A ma grande surprise, Simone m’a envoyé dans la semaine qui a suivi la prise de ces rendez-vous le mail suivant : « Je ne veux pas recommencer avec vous ce qui s’est passé ; ces rendez-vous m’ont obligée ! Je ne me sens plus libre ! Je préfère arrêter la relation thérapeutique pour ne pas perpétuer l’abus ; ça suffit ! ». Simone a même refusé un dernier entretien. Je me suis questionné dans l’après coup : « Qu’ai-je fait d’irréparable pour qu’elle mette fin à cette relation qui devait réparer le trauma infligé par l’abus du précédent thérapeute ? »
Je suis allé voir mon superviseur, assez perplexe et honteux de l’issue de cette situation. Il m’a posé la question : « Qu’est-ce que tu ressens ? » J’ai parlé de ma honte, de mes doutes qui avaient resurgis sur mes capacités à être thérapeute mais aussi de ma colère par rapport à cette patiente qui avait osé me laisser tomber et projeter sur moi une image d‘abuseur potentiel.
S - Mais comment tu peux comprendre son point de vue ? Si tu te mettais à sa place ?
T - J’ai du mal...Peut être que sans le vouloir, je l’ai enfermée dans mon cadre sans lui laisser la liberté et le temps de dire NON, comme son précédent thérapeute !
S – D’où vient ton désir de l’aider à réparer ce trauma, à t’inscrire en sauveur en quelque sorte ?
T - .... Je voulais être prêtre au départ et j’ai failli à cette vocation en trahissant cet engagement pris dans ma jeunesse. Devenu psy, je me suis senti un peu comme un nouveau prêtre laïcisé, chargé de soulager la souffrance humaine. Je clivais le monde en deux : moi j’étais le bon thérapeute, chargé de sauver la victime souffrante d’un autre, diabolisé en prédateur maléfique !
S - Mais es-tu si parfait que cela ?
T - Après réflexion, je ne suis pas senti si bon ! J’ai été coupable d’une dérive passée où je suis sorti de mon rôle de thérapeute, ce qui m’a conduit à entamer une psychanalyse et sortir de mes zones aveugles. J’avais occulté ce parcours chaotique déjà ancien... Dans cette situation critique, j’ai tenu à poser un cadre clair qui me sécurisait de toute dérive possible, sans sentir en empathie les angoisses d’intrusion de ma patiente, trop préoccupé par mes propres difficultés à réguler ma peur de mal
faire !
Je suis sorti de cette supervision apaisé par rapport à ma patiente mais aussi étonné que ces événements passés, qui m’avaient tant bouleversé il y a plus de 30 ans, aient resurgi si brutalement et aient encore un tel impact sur mes agissements actuels. Que tirer comme enseignement de cette situation clinique critique ?
Poser un cadre sans l’imposer
Depuis, je suis très prudent quand il s’agit de poser un cadre, sans vouloir l’imposer, influencer l’autre et lui faire sentir que « c’est pour son bien » ! L’enfer est pavé de bonnes intentions. Le risque est grand qu’au nom de ce bien, je force le patient à introjecter quelque chose qui ne lui convienne pas, qui lui fasse violence. « Le pouvoir du thérapeute est fondé sur la dissymétrie de position avec le patient » (Gravouil, 2017). Cette dissymétrie permet le travail thérapeutique mais ouvre en même temps la possibilité d’un abus de pouvoir, d’espaces de corruptibilité de part et d’autre ! Si le cadre est le tiers de la relation, il convient qu’il soit discuté, négocié, aménagé avec le patient pour qu’il permette le développement d’une relation basée sur la confiance, la clarté, l’ouverture à la complexité mais sans ambiguïté. Le thérapeute est un humain digne mais imparfait (Delisle, 1998) : il n’est pas à l’abri de zones aveugles, de reproductions relationnelles inconscientes passées, de réactiver chez lui des blessures passées non résolues, qui risquent de pervertir la relation thérapeutique ; il a donc besoin de ce cadre pour favoriser une relation distanciée et ajustée.
Interroger la Gestalt-thérapie sur ses dérives possibles
La Gestalt-thérapie est-elle une thérapie violente voire dangereuse et sauvage, au risque parfois d’emprise et d’abus de pouvoir, comme certains de ses détracteurs le disent ?
Après la phase d’idéalisation de la pratique gestaltiste et l’enthousiasme du débutant à la suite de ma formation, j’ai éprouvé ses limites dans la rencontre avec des pathologies lourdes et archaïques d’enfants et d’adultes :
- La Gestalt-thérapie des fondateurs, dans un contexte post 1968, était floue sur les règles à respecter en mettant en avant la liberté et la responsabilité du patient et voulant lui éviter d’introjecter à nouveau. Il s’agissait de « libérer l’individu de la névrose de masse générée par les pressions normatives de la société » (Perls et Goodman, 1951). Le déni du transfert, la pseudo-égalité des rôles patient / thérapeute ouvraient la porte à des abus de pouvoir dont j’ai été témoin, parfois acteur à mon insu, comme dans l’exemple de Simone, et qui ont pu entraîner de la confusion, voire de la toxicité. J’ai tenté de les dénoncer dans un article précédent (Van Damme, 1999).
- Certaines erreurs dans mes groupes thérapeutiques ont montré que cette approche cathartique risque, après un soulagement momentané, de provoquer une aggravation des troubles et leur chronicisation. Comme gestalt-thérapeute, j’ai d’abord privilégié l’expression de l’agressivité dans l’ici et maintenant, en tapant sur des coussins, en criant, en confrontant. J’ai alors requestionné, avec Staemmler (2008) la théorie de l’agressivité délibérément positive de Perls qui confond deux émotions, selon Panksepp, le « seeking » au sens d’appétit, d’aller vers, et le « rage », au sens d’aller contre et d’emportement explosif colérique, poussant à la destruction et la violence… D’où de grands risques de confusion et d’abus malgré de bonnes intentions !
Conclusion : des thérapeutes conscients de leur potentiel de violence
Les gestalt-thérapeutes doivent donc être particulièrement attentifs à leurs zones de vulnérabilité, de corruptibilité, à ce qui peut déclencher leur propre violence. Dans les phénomènes de reproduction de situations inachevées, chacun peut tour à tour être victime ou bourreau, y compris dans la situation thérapeutique.
En Gestalt-thérapie du lien, nous sommes conscients que nous sommes traversés, façonnés, transformés par les identifications projectives venant du patient et que nous pouvons devenir les objets négatifs d’une relation transférentielle. Le lien thérapeutique va cristalliser des représentations associées à l’histoire du patient qu’il cherche à reproduire dans le cadre thérapeutique. Encore faut-il, pour le thérapeute, ne pas les agir ! Le thérapeute devient figure à visages multiples (Delisle, 2012) :
- Le thérapeute, dans sa gestion du cadre et dans son savoir présumé, est figure d’autorité. D’où le risque de faire vivre des formes abusives et violentes d’autorité…
- Parce que le thérapeute est face au patient et seul avec lui, il condense plusieurs fantasmes d’intimité, voire de transfert amoureux. Toutes les violences conjugales, de perversions et d’abus dans des relations sexuées sont en risque d’être rejouées…
- Parce qu’il soigne, stimule, frustre, il est figure parentale. Là encore, quel risque de carencer, de réveiller l’insécurité de fond, d’élever en force, de faire pression pour le bien du patient vers un changement ou dans un rythme qui n’est pas le sien !
Enfin, je prête une attention particulière à la manière d’exercer mon autorité dans les rôles de formateur, superviseur, lecteur ou évaluateur d’écrits intégratifs. Ils me mettent à chaque fois en face d’un être humain sensible qui se soumet provisoirement à mon regard, à ma critique au risque de se sentir jugé, méprisé, blessé narcissiquement...
Car comme le dit Yves Prigent (2003) : « Nous sommes aveugles sur notre propre destructivité, ignorants de la pulsion de mort qui nous habite. Notre honneur est de voir, connaître notre potentiel de destruction et, le sachant, d’être attentif en permanence, la force au cœur, la rage au cœur, le courage de ne pas y céder. »
Pierre Vandamme
Bibliographie
Delisle G, La relation d’objet en Gestalt thérapie, Ottawa, Les éditions du Reflet, 1998
Delisle G et coll, la psychothérapie du lien, genèse et continuité, éd du CIG, 2012
Gravouil J F, Vers un empouvoirement de la dyade thérapeute client, Revue Gestalt n°50, 2017
Masquelier C, Les risques de dérapages liés à la posture ou à la théorie gestaltiste,
Revue Gestalt n°15, 1998
Perls, Hefferline, Goodman (1951), Gestalt-thérapie, Stanké, 1979
Prigent Y, La cruauté ordinaire, Desclée de Brouwer, 2003
Staemmler M (2008), Repenser l’agressivité, l’Exprimerie, 2014
Van Damme P, Us ou ab-us en Gestalt-thérapie, Revue Gestalt n°16, 1999
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