Édito - De l'influence à l'emprise
« Le vers est dans le raifort, et il trouve qu'il n’y a rien de plus doux »
Dicton juif
Nous ne pouvons pas ne pas être influencés. Notre postulat gestaltiste s’appuie sur ce constat : la relation organisme/environnement nous constitue dans un jeu permanent d’influences réciproques, dans le cadre plus large de la co-influence du vivant et de son milieu.
Au cours de notre développement, ce processus fluctue : le petit humain nait dépendant, et puis il s’autonomise, pour arriver à un état de maturité où ses pensées, ses ressentis, ses comportements dépendent de moins en moins de l’environnement. Il peut conjointement exercer de plus en plus d’influence sur celui-ci, au travers des différents rôles qui lui sont assignés, jusqu’à ce qu’il entre à l’occasion du grand âge dans une nouvelle dépendance institutionnalisée face à laquelle il exercera parfois une ultime tentative de résistance et de contrôle.
Mais l’ère du numérique et des réseaux sociaux a changé la donne : portons d’abord un regard sur notre société et sur la façon dont l’influence pénètre insidieusement et sûrement l’étoffe de nos vies, et comment c’est un levier puissant pour le pouvoir politique et économique.
La propagande existe depuis longtemps. Au siècle dernier, elle a infléchi le cours de l’histoire, que ce soit en relayant la folie d’un seul homme comme lors de la montée du nazisme, mais aussi de manière plus diffuse grâce à des techniques qui se perfectionnaient au cours de la guerre froide. Actuellement, nous en voyons le prolongement dans la façon dont, par exemple, les oppositions sont neutralisées dans la propagande menée par Poutine pour justifier la guerre en Ukraine.
Parfois le philosophe s’y fourvoie. Heidegger en a fait les frais. Il se livre lors d’une interview au journal l’Express en 1969 : « La pensée est toujours un peu solitude. Dès qu'on l'engage, elle peut dévier. J'en sais quelque chose. Je l'ai appris en 1933 lors de mon rectorat, dans un moment tragique de l'histoire allemande. Je me suis trompé. Un philosophe engagé est-il encore philosophe ? La manière dont la philosophie agit réellement sur les hommes et sur l'Histoire, le philosophe lui-même qu'en sait-il ? » [1]
Mais les manœuvres des dirigeants ne se bornent pas à des déclarations manipulatrices, sous couvert de communication politique, elles envahissent de nos jours le web avec les fausses informations et les usines à trolls qui ouvrent de faux comptes sur les réseaux sociaux : il se développe ainsi un business de l’influence politique au service de puissances qui veulent voir triompher leur idéologie et modifier les valeurs et les manières de voir le monde des habitants de la planète.
Plus subtilement, les gouvernements utilisent aussi les nudges, outils de suggestion pour nous aider à faire de bons choix, « pour notre propre intérêt et celui de la société » est-il écrit dans un article publié par l’INSERM. [2]
Dans l’économie de marché où nous sommes immergés, même à notre corps défendant, l’influence se fait plus ouvertement insistante et trouve ses lettres de noblesse : les influenceurs, appelés aussi influenceurs numériques, utilisent de façon décomplexée leur audience médiatique et leur popularité sur le net pour exercer une influence sur l'opinion et sur les modes de consommation de ceux qui les suivent. Ainsi est né un nouveau métier, dont la fonction semble répondre non seulement aux intérêts de ceux qui les paient, mais aussi aux besoins des consommateurs de se laisser dicter leurs comportements et de se noyer dans le collectif et la passivité.
Quelle que soit la manipulation dont il est l’objet et l’aliénation qui en résulte, on ne dira pas qu'un peuple ou un groupe social est sous emprise. C’est pourquoi nous revenons à l’échelle individuelle ou celle du petit groupe, comme un groupe d’adepte dans une secte, ou un groupe de formation sous l’influence d’un mentor qui neutralise de façon durable et profonde l’esprit critique et la créativité de ceux qui l’admirent. Dans nos cabinets nous rencontrons le plus souvent des situations d’abus subis ou vécus dans le cadre familial, et plus particulièrement d’abus sexuel, l’intrusion et l’instrumentalisation touchant alors l’intimité corporelle.
Le thème de ce numéro nous met en présence d’un large spectre. D’un côté il y a les phénomènes d’influence qui consistent à être affecté ou transformé par la présence d’un autre, sans qu’il y ait d’intention délibérée ou conscience des forces à l’oeuvre. De l’autre la relation d’emprise : celle-ci met en œuvre toutes les stratégies qui visent à modifier à des fins personnelles les désirs, les pensées, les comportements et même les valeurs des personnes sur lesquelles va s’exercer le pouvoir. Entre les deux je verrais l’abus de pouvoir en ce sens que dans ce dernier, l’autre, que l’on cherche à contrôler pour obtenir un avantage, garde son statut de sujet et sa capacité à ne pas se soumettre. Dans l’emprise, l’autre est utilisé, nié dans son altérité, et perd dans la durée sa capacité à penser la situation, à se différencier et à s’opposer.
Revenons à ce qui nous concerne plus directement, à ce qui vous a fait réagir et écrire à l’annonce du thème, et même avant, à la lecture du numéro sur les pressions sociales et les entraves à la liberté.
Qu’est-ce qui nous permet de dire que ce que nous pourrions nommer emprise ne mène pas à une transformation bénéfique et ne donne pas accès à plus de conscience, de spiritualité, ne mène pas à plus d’accès à l’Être, à Dieu, ou à Bouddha ? Milarepa, figure illustre du bouddhisme tibétain, n’a-t-il pas accédé à l’éveil en se soumettant à de longues séries d’épreuves et de dépouillement imposées par son maître Marpa, au cours desquelles il a dû abandonner ses pouvoirs, ses savoirs rationnels et occultes, son ego, et endurer les reproches incessants et les humiliations du maître ? Comment distinguer un vrai maître d’un faux gourou ? La présentation par Chantal Masquelier-Savatier d’un documentaire sur les abus chez les bouddhistes nous montrent comment les dérives sont insidieuses. Mais aussi chez les chrétiens, comme le développe Emmanuelle Gilloots, qui souligne que la perversion ne réside pas seulement dans les abus sexuels, mais s’exerce aussi dans le langage.
Les personnes qui sont en position de transmettre des traditions religieuses, des sagesses ou des approches philosophiques censées nous donner accès, entre autres, à de la sécurité, du sens ou de l’indicible peuvent ainsi basculer dans des relations d’emprise où la confiance qui leur est faite leur donne l’occasion d’abuser de leur pouvoir. Et pour nous, thérapeutes, où commence l’abus, comment nous positionnons-nous, quels sont les indices qui peuvent nous permettre de ne pas franchir la ligne où l’influence devient pernicieuse en amoindrissant la conscience de la personne accompagnée et en l’entravant dans sa liberté ?
Freud, dans son Introduction à la psychanalyse [3], publiée en France en 1922, précise le lieu où il se permet d’exercer une influence : « nous repoussons autant que possible ce rôle de mentor et n’avons qu’un désir, celui de voir le malade prendre lui-même ses décisions ». Mais il ajoute un peu plus loin : « Nous avons trouvé impossible de défendre la morale sociale conventionnelle, […] nous ne nous faisons pas faute de formuler nos critiques devant nos patients, nous les habituons à réfléchir sans préjugés aux faits sexuels comme à tous les autres faits, et lorsque, le traitement terminé, ils deviennent indépendants et se décident de leur plein gré en faveur d’une solution intermédiaire entre la vie sexuelle sans restriction et l’ascèse absolue, notre conscience n’a rien à se reprocher ». Cependant, nous ne pouvons oublier comment il a fait prendre un virage à la psychanalyse en évitant de considérer la réalité des abus sexuels subis par ses patientes en les rabattant volontiers sur des fantasmes de désirs incestueux refoulés. Peut-être cela a-t-il considérablement retardé la possibilité de dénonciation des abus et lorsque que les thérapeutes se sont affranchis de cette influence exercée par Freud, cela a provoqué des abus inverses, à savoir la création par le thérapeute de faux souvenirs chez son patient.
Depuis sa lecture du livre « L’inceste ne fait pas de bruit » de Bruno Clavier et Inès Gauthier, Laure le Grix de la Salle parle de l’abus sexuel du point de vue de la victime mais aussi de l’abuseur, et la nécessité de susciter la prise de parole. C’est aussi l’occasion de questionner la pertinence de la psychanalyse pour aider les personnes souffrant de traumatismes sexuels et de s’ouvrir à la diversité des approches orientées vers la reconstruction.
Cette reconstruction est aussi mise en avant par Stéphanie Feliculis au travers du témoignage de femmes qui ont publié le récit de leur parcours pour sortir de l’emprise. Katouchka Collomb van Ditzhuyzen, dont Jean-Paul Sauzède présente le livre paru récemment, prend aussi la parole et nous fait sentir dans son texte comment l’emprise se distille dans le psychisme de celle qui la vit : « L’emprise a aussi été mon expérience. L’emprise a une saveur amère, aigre-douce. »
Nous sentons bien la nécessité de s’interroger sur ce qui amène un individu à mettre l’autre sous emprise. Emmanuelle Almansa-Golaz, nous rapporte l’essentiel de la conférence de Céline Bais, psychiatre en milieu carcéral, qui expose les ressorts de l’abus sexuel et la façon dont on peut aider l’abuseur à sortir de sa perversion.
Gaëlle Abeille nous partage sa lecture d’un ouvrage qui traite de l’emprise exercée sur l’entourage par les personnes dépendantes affectivement. Dans ce cas comme dans le cas précédent, il ressort qu’une position expérientielle et existentielle, mettant en jeu le corps et le sens, irait dans le sens d’une plus grande conscience et liberté chez ceux qui sont ligotés dans des relations d’emprise.
Mais revenons à l’esprit dans lequel un gestalt-thérapeute envisage plus généralement les phénomènes d’emprise. Nous laissons d’abord la parole à Vincent Béja : « Pour le dire rapidement, nous avons, quel que soit notre courant au sein de la Gestalt-thérapie, une anthropologie construite sur un principe d'égalité et la contestation de toute forme de domination ainsi que sur la confiance dans le potentiel de croissance individuelle et collective. C'est cette confiance qui nous pousse à créer les conditions d'un environnement suffisamment soutenant pour que nos patients se développent à leur guise plutôt qu'à vouloir les changer. Pour rendre opérante cette anthropologie d'inspiration anarchiste, nous avons prolongé les intuitions de nos fondateurs et élaboré des modes d'intervention profondément impliqués, soucieux de coopération et basés sur la théorie du champ et les résonances affectives [4]».
Cette déclaration devrait nous permettre de penser que nous sommes particulièrement à l’abri des velléités d’influence et d’abus de pouvoir. Les auteurs des textes qui suivent montrent qu’il n’en est rien.
Pierre Van Damme, dans son analyse des causes de dérapage du thérapeute, rappelle les dérives de la Gestalt-thérapie des débuts et la vigilance à avoir dans l’exercice de fonctions (thérapeute mais aussi formateur, superviseur, évaluateur) qui nous mettent en position d’autorité.
Jean-Paul Sauzède décrit depuis son expérience les ressorts de l’emprise, le plaisir immédiat de se laisser séduire, de se penser accueilli et compris, de faire confiance en celui qui sait, tout ceci au prix de la confusion, de la honte et de l’absence de différenciation compris en termes de confluence. Il nous alerte sur le lien entre dépendance et emprise et plus largement sur notre responsabilité de thérapeute.
Si on considère la dynamique de la relation thérapeutique et la façon dont s’y exerce la co-influence, la bascule vers l’emprise peut se produire sur un fond d’insécurité, de tension émotionnelle et de vulnérabilité liée à des traumatismes. Là encore, un excès de confiance, comme le montre Régine Cludy, fige le patient dans une dépendance à l’égard du thérapeute.
Au long de ce numéro, les auteurs proposent des pistes pour éviter de créer dans nos cabinets les conditions qui favorisent la dépendance, et pour aider nos patients à sortir de l’emprise et à se reconstruire. J’ajouterai qu’au regard de ces démarches reposant sur la compréhension et les stratégies, c’est l’attitude, la posture du thérapeute qui peut permettre au patient de recouvrer son autonomie. J’ai développé ce thème précédemment [5] mais ici je me tourne vers le dernier chapitre du livre de François Roustang « Savoir attendre pour que la vie change [6] ». Il nous invite à prendre la responsabilité de nous positionner de telle sorte que l’autre accède à la liberté, à la décision. Comment ? Voici quelques extraits, bien réducteurs cependant : « Il n’est pas bon de ne pas chercher à comprendre, mais il faut […] que cette tentative se débilite. Alors on sera prêt à être présent. » « Le vide de l’attente et le rien du projet créent un appel d’air dans lequel le patient ne peut pas ne pas s’engouffrer ». « Présence impersonnelle du thérapeute : ce n’est pas lui qui est là, c’est une forme de vie ». Et enfin : « Je propose ce champ de sensorialité sans jugement, on prend tout, il n’y a pas de bien et de mal, il n’y a que ce qui est ». Tout cela me paraît décrire une tentative radicale de non-influence. Mais aussi le comble de l’influence, car cette posture n’est qu’un artifice : « en se déplaçant à l’intérieur même de son propre site [7] », le thérapeute va amener le patient à un déplacement qui déjoue ses modes habituels de sentir et comprendre.
Laissons le dernier mot à Tobie Nathan, dont Séverine Bourguignon commente le livre « L’influence qui guérit ». Elle nous dit qu’il prend « le risque d’une confrontation loyale avec d’autres pensées. ». Au travers de la question de l’influence nous abordons la multiplicité des démarches et positions qui balaient les dogmes et les crispations identitaires.
Suite au prochain numéro…
Les thèmes des numéros de À Dire s’enchainent : le numéro 1 portait sur l’animalité du thérapeute et son ouverture conjointe sur le vivant non humain. Le numéro 2 nous invitait à élargir la question de notre rapport à l’environnement sociétal. Nous nous penchions dans le numéro 3 sur les pressions environnementales et les formes de libertés ou d’adaptation qu’elles engendrent. Nous avons continué à nous laisser guider au travers des textes que vous nous avez adressés spontanément et qui suivent naturellement le déroulé thématique : c’est la question de l’influence et de l’emprise qui a émergé. Nous avons donc sollicité d’éventuels auteurs à écrire en ce sens et au vu du nombre de contributions qui nous sont parvenues ou sont attendues, nous avons prévu deux numéros sur cette question, d’ailleurs très relayée par notre actualité.
Sylvie Schoch de Neuforn
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1 - Heidegger, interview au journal l’Express, 1969
2 - https://www.inserm.fr/actualite/le-nudge-outil-efficace-ou-effet-de-mode/
3 - Freud, Introduction à la psychanalyse, petite bibliothèque payot, 1976, p.41
4 - Vincent Beja, Deux risques et une troisième voie : quelle recherche en Gestalt-thérapie ? Les Cahiers n° 45 p.164
5 - Sylvie Schoch de Neuforn, Du neutre à L'engagement En Gestalt-Thérapie Revue « Gestalt »n° 45 p.58 à 71
6 - François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Odile Jacob 2006 p. 223 à 233
7 - François Roustang, Influence, Les éditions de minuit, 1990/2011, p. 177
À Dire n° 4 - Hiver 2023 - Sommaire
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