Se reconstruire, disent-elles
Avez-vous vu les images des villes bombardées après l'armistice de 1945 ? Pendant des semaines, les débris ont été triés par les habitants, les chaussées déblayées, les briques, pierres et poutrelles bien rangées en tas réutilisables. Cela a duré et duré avant que des immeubles sortent de terre pour loger les havrais, les calaisiens, les dunkerquois et autres nazairiens.
Lors d'un échange avec des personnes en position de responsabilité dans l’Église catholique, je tentais de répondre à leur question, qui me semblait sincère, sur la différence entre les maltraitances à caractère non sexuel envers les enfants et celles qui abusent de l'intégrité physique de l'enfant sur ce plan-là. J'expliquais le méta-besoin de sécurité nécessaire pour se construire sainement, qui inclut de pouvoir compter sur la fiabilité des adultes, et rappelais que chaque être humain se construit comme toutes les sociétés sur les interdits fondateurs de l'inceste et du meurtre.
A cette occasion, je précisais que, lorsque les adultes en position d'autorité abusent sexuellement d'un enfant, qu'ils soient le parent, le prêtre, le psychothérapeute ou le professeur de sport, ils transgressent ces règles fondamentales de l'humanité. Ils fracturent littéralement le sol sur lequel l'enfant habitait jusqu'alors, et cela de façon définitive. Certes, le petit survit à ce bombardement, mais les fondations de sa maison n'existent plus. Assommé et sans soutènement, il va lui falloir un temps important pour se relever, se reconstruire. Il devra refabriquer de la confiance en la solidité et en l'absence de toxicité des liens qu'il peut tisser aux autres, qui ont été si profondément corrompus par les abus sexuels, et toute nouvelle relation ravivera cette cicatrice existentielle.
Mais mieux qu'un discours, des témoignages de personnes ayant traversé cette épreuve s'avèrent parlants, notamment pour rendre compte de la nécessité d'un temps forcément long pour se remettre à l'endroit après un traumatisme incestueux ou incestuel [1]. Parmi les nombreux récits disponibles, j'ai lu de manière chorale ceux de Leïla, Paula et Martine, toutes trois survivantes à des violences infantiles et toutes trois devenues professionnelles du soin psychique. En outre, deux d'entre elles ont rencontré la Gestalt-thérapie sur leur chemin et disent, entre les lignes, la pertinence de notre approche humaniste en pareil cas.
Toutes trois ont subi la violence physique et psychologique de leur mère, Leïla et Martine gravement, Paula dans une moindre mesure. Martine a, de plus, vécu des abus sexuels de la part du grand-père maternel, sans en avoir été protégée par la mère, pourtant elle-même victime de ce père incestueux lorsqu'elle était enfant. Dans ce contexte de double traumatisations, l'abus sexuel et la non protection parentale, le recours à un travail thérapeutique est le plus souvent nécessaire, mais trouver une personne qui comprenne l'ampleur de la dévastation n'est finalement pas si fréquent, comme l'évoquent Martine et Paula. Leïla et Martine, quant à elles, ont traversé, en outre, la re-traumatisation de liens conjugaux violents, avant de comprendre que les relations intimes constituaient pour elles un espace vulnérabilisant, dont elles auraient à prendre soin.
Ces trois livres illustrent les espaces de reconstruction que chaque femme a investi créativement au long de son parcours. Voyages sac au dos et appréciation du beau pour Martine. Pour les trois femmes, les études et un métier nourrirent, bon an, mal an, la possibilité d'une image positive de soi, même si cette conquête fut plus difficile pour Martine. Toutes précisent l'importance de relations réparatrices à faire exister et grandir face à l'aimantation de la quête de l'amour maternel et à son caractère emprisant. Si toutes purent avoir le sentiment de ne rien valoir, l'abus sexuel associé à la non protection par la mère produit une béance identitaire dont Martine témoigne en détail. Elle mettra longtemps à consolider son droit à l'existence et à s'octroyer la permission d'habiter un corps sexué de femme.
En plus de la construction de relations de confiance et d'intimité, toutes trois eurent aussi à travailler leur rapport à une autorité non violente, ce à quoi l'approche relationnellement engagée de la Gestalt-thérapie contribua. Autre épreuve existentielle, la maternité. Leïla n'eut jamais peur de faire du mal à ses filles, s'appuyant sur le contre-modèle de sa « mère-non mère », si je puis dire. À l'inverse, Martine fut terrifiée de risquer de ressembler à la mère qui la battait sans préavis et sans limite. Quant à Paula, elle se montra maltraitante de « façon ordinaire », alors qu'elle aussi aurait voulu ne jamais agir de violence avec son enfant.
En tant que victime d'inceste non protégée par sa mère, Martine eut une mission existentielle supplémentaire à mener à bien. Elle dut décoller l'étiquette de « pute » qu'on lui renvoyait justement lorsqu'elle exprimait spontanément et librement son désir de vie et sa vivance de « femme nénuphar. » Il faut un temps long pour accepter que la beauté d'une fleur d'eau trouve sa sève dans la vase des marais.
Pour aider de tels patients, l'alliance entre la douceur et la patience de notre polarité la plus maternante avec notre fermeté face aux interdits fondamentaux contribue à étayer progressivement une trajectoire de vitalité empêchée, voire niée et détruite. Ces trois récits illustrent des facettes complémentaires de la survivance infantile et de ce que l'anthropologue Pascale Jamoulle appelle la « déprise », pour désigner les parcours de sortie d'emprise. Leïla trouva refuge adolescente dans la rue et n'eut, dès lors, plus jamais peur. Paula sortit à tâtons de la répétition de la maltraitance ordinaire qu'elle avait connue et agie. Quant à Martine, elle prit le temps qu'il lui fallut pour s'autoriser à retrouver et à laisser éclater sa joie irradiante et inaltérée d'enfant libre.
Petite remarque pour finir, dans leurs témoignages, Martine et Leïla utilisent beaucoup le terme de « résilience » qui me semble porteur d'un piège. Si l'on peut se qualifier de « résilient », on peut aussi risquer de se dire qu'on ne l'est jamais assez et oublier le rôle indispensable que joue l'environnement dans le soutien à nos possibilités d'être et de devenir. Or, les trajectoires de reconstruction relatées ici sont longues, éclaboussées de violences diverses, marquées de rechutes et de perte d'espoir momentanées, comme lorsque Martine raconte retomber dans une relation d'emprise avec un homme et qu'on peut croire cela inéluctable. Penser « reconstruction » plus que « résilience » offre l'intérêt de considérer ce que nous faisons plutôt que ce que nous sommes, et aide, je crois, à mieux ne pas nous hyper-responsabiliser comme l'enfant maltraité le fut.
Chérir la nouveauté, tous nos actes, petits ou plus grands, de sortie de violence qui, peu à peu, nous extraient du devenir mortifère auquel on peut se penser assigné·e·s ouvre à plus de possibles et à oser expérimenter dans l'esprit qui est le nôtre en Gestalt-thérapie [2]. Les gestalt-thérapeutes sont particulièrement outillés pour prendre la route aux côtés des patients traumatisés d'enfance et pour les accompagner à reconnecter avec leur vitalité fondamentale d'être vivant, avec espoir et pugnacité.
Stéphanie Feliculis
Ouvrages
Jamoulle Pascale, Je n'existais plus, La découverte, 2021
Skarga Martine, La touche nénuphar, Un chemin singulier de résilience, TheBookEdition.com, 2022
Thorès Riand Paula, Blessures de mères, Odile Jacob, 2019
Zaoui Leïla , Le désamour, de la maltraitance à la résilience, Michalon, 2016
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1 - Cette gravité particulière de l'inceste est reconnue par la loi du 21 avril 2021 qui pénalise plus lourdement les actes sexuels pédocriminels incestueux. Par ailleurs, les actes des adultes qui abusent de leur autorité pour assouvir leurs penchants sexuels sont eux aussi plus gravement sanctionnés que les autres agressions sexuelles, via l'incrimination juridique des circonstances aggravantes. La Loi française est, en cela, cohérente avec les fondamentaux psychologiques et anthropologiques de l'humanité.
2 - Cf. mon article de Diplôme Universitaire de Criminologie / Victimologie de l'Institut Catholique de Paris « Comparaison qualitative de trajectoires de « sortie de violence » d'auteurs et de victimes » de septembre 2022 (disponible sur demande)
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