De l'emprise
Elle s’appelle Marie-Bernadette, ou Paulette ! Abusée par un prêtre pendant près de 14 ans, elle attend que 40 ans soient passés et son abuseur décédé pour parler. Enfin !
Le pire serait en plus de lui reprocher son silence et d’avoir tant attendu pour parler !
– « Mais enfin, tu ne pouvais pas réagir plus tôt ? »
– « Non, justement ». Bernadette était sous emprise.
Elle s’appelle Claire, (tiens, pourquoi tant de femmes ou d’enfants, abusés, sous emprise ?) elle était en amour avec cet homme qu’elle croyait merveilleux qui savait si bien allier le charme, la sécurité, à l’envol vers des valeurs spirituelles qui donnaient une profondeur et un charme inouïs à la banalité du quotidien. Elle a mis trois ans à pouvoir le quitter et rompre sa relation conjugale. Exsangue. Elle a tout perdu. Deux ans après, elle se restaure péniblement.
Il s’appelle, qu’importe son nom, il a pu être moi, il pourrait être toi : séduit par la puissance de la Gestalt, l’intelligence de ses formateurs, la subtilité intuitive de son thérapeute, la puissance originale et complètement singulière de cette approche. Il s’est engagé dans une formation avec le projet de « devenir comme … », comme son thérapeute, puis comme ses formateurs, puis comme les autres. D’année en année il a dépensé son argent, cru à son « développement personnel », à sa compétence de thérapeute qui viendrait enfin éclairer quelques clients égarés dans les méandres de l’existence, pour finalement échouer dans un métier sans rapport mais rémunérateur. Ses formateurs l’ont incité, à ne pas renoncer et à poursuivre, à s’inscrire à de nouvelles formations, à s’intégrer dans un groupe de supervision. Certains, manipulateurs, ont tenté de lui prouver que ses difficultés n’étaient que le signe d’un manque de travail sur soi. D’autres plus insidieux (ou plus commerciaux) lui ont recommandé surtout de ne pas arrêter la formation, ni d’explorer un autre cursus concurrentiel et de venir s’inscrire au prochain stage !
Chacune, chacun a obéi. On connaît les ressorts de cette obéissance : utilisation d’une posture d’autorité dans un abus de pouvoir, intimidation, confrontation de la personne à sa propre fragilité, voire même à ses confusions avec des tentatives d’humiliation. Comparaison avec d’« autres » qui eux osent, poursuivent leur formation et réussissent. Le combat d’un expert de la parole, de l’art de convaincre, contre un enfant qui balbutie à peine. Goliath contre David. L’un a un discours d’expert, donne des arguments aux références multiples et parfois confuses, et renvoie à des valeurs spirituelles, éthiques, en tous les cas essentielles, alors que l’autre, sous emprise, essaie juste de rassembler ses peurs, nommer ses limites et calculer son pécule. « N’aie pas peur de tes peurs ! Elles ne sont que la face apparente de ton manque de confiance en toi et en moi. Crois en toi et crois en moi ! Je t’indiquerai le bon chemin et ne te laisserai pas seul », dira le maître, spirituel, amoureux ou financier de ton existence.
Chacun a déjà croisé dans sa patientèle ou son quotidien l’une ou l’autre de ces situations. Plutôt que de dénigrer le phénomène d’emprise, crier haro sur le manipulateur, se lamenter et soutenir les complices de ce système, je préfère regarder comment je me suis laissé capter par l’emprise et comment j’ai eu moi-même plaisir à être sous emprise. J’évoquerai deux situations.
1 - Relation financière.
J’ai pu rencontrer, je ne sais par quelle manigance de mon banquier, un conseiller financier qui m’a incité, avec force documents, calculs arithmétiques et photos séduisantes d’appartements à vendre, à investir à long terme dans un achat. Comme sur une BD de Mickey, je me suis senti Oncle Picsou, avec des dollars dans les pupilles, à la tête certes d’un patrimoine restreint, mais qui allait à coup sûr m’ouvrir à une fortune. Les arguments étaient impératifs. Il y avait urgence, un avantage total à investir pour payer moins d’impôts et participer à l’œuvre de création d’un bien immobilier au bénéfice d’étudiants ou de personnes âgées. Un vrai projet de vie ! Cette proposition était bien au-delà de mes moyens financiers de l’époque. La réception de ma facture de TVA trimestrielle, reçue peu de jours plus tard et à régler rapidement, m’a aidé à sortir de la torpeur dans laquelle ce noble conseiller m’avait, sans amphétamine aucune, embarqué dans son rêve irréaliste et séduisant ! La dure réalité, fort heureusement, m’a replongé dans mes contraintes existentielles : payer la TVA et accepter mes limites !
Pourquoi ? Parce que j’ai entrevu du plus grand que moi !
2 - Relation thérapeutique.
Cette expérience s’est répétée par deux fois dans un cadre de thérapie analytique. Le phénomène d’emprise m’est apparu a posteriori avec quelques-uns de ses ingrédients : de ma part, une confiance profonde nourrie par une qualité d’écoute (en fait alimentée par le silence de l’analyste et quelques retours pertinents) ; des observations perspicaces sur mes contradictions ou mes élans inconscients ; des interprétations qui m’ont dans un premier temps terrassé, me laissant toucher un sentiment d’humiliation, jusqu’à ce que le réel de mon quotidien, de mes valeurs ou de mes projets de vie me ramènent à ma réalité. Une facette de ma personnalité était mise à nu avec pertinence. Mais j’étais réduit à cela ! La vérité était criante, presque obscène tant elle était limitée à ce seul aspect de moi. Cette réduction interprétative accentuait le pouvoir insolent de l’analyste qui n’était plus là pour me faire travailler mais développer son emprise par la pertinence de ses interprétations limitantes. J’ai, à chaque fois, quitté ces analystes sans leur accord, et bien sûr sans pouvoir mettre fin correctement à notre travail, signe encore pour moi d’une tentative d’emprise.
De ces deux situations je prends conscience du plaisir que j’ai eu à me laisser séduire et me sentir rejoint. Plaisir d’être accueilli, reconnu, compris. L’emprise s’enracine dans une alliance et s’arrime au sentiment de reconnaissance. Et cela fait du bien ! J’ai pu abandonner en toute confiance mon discernement sous le regard d’un expert qui me révélait à une part de moi inconnue, ouvrant des horizons insoupçonnés de ma vie. Faire confiance autorisait à aborder les rivages de l’inconnu et à oser, au-delà du permis ou de l’habituel. Une sorte de griserie à toucher et dépasser les limites de mon carcan ou de ma névrose. Jusqu’à mesurer enfin l’incompatibilité ou l’abus entre les propositions, pour ne pas dire les injonctions, et mon réel. Jusqu’à ressentir une dilution de mes compétences à discriminer et décider par moi-même.
L’autre a raison sur moi. Il sait mieux que moi et expose mes fragilités au grand jour. Pour mon bien ! L’emprise nous expose à la honte, au ridicule, à la lâcheté. Elle nous y plonge comme dans un bain visqueux et chaud sans robinet d’arrêt et sans bonde de trop plein ! Seul le passage à l’acte, parfois violent, permettra de sortir du bain.
En termes théoriques et gestaltistes, je perçois l’emprise comme un phénomène de confluence, souvent alimenté par un processus de séduction et une narcissisation de celui qui l’exerce. Le self se dissout dans ses trois fonctions : le ça se réduit et se confond avec celui qui a autorité, la fonction ego est totalement assimilée dans une confluence, et la fonction personnalité disparaît dans une quête affamée de ce que l’autre m’autorisera à être.
Une fois encore, il peut y avoir un réel bénéfice à vivre ainsi par procuration, sans autre identification que l’assimilation à ce que l’autre pense, dit et agit. Au risque bien sûr d’une dissolution du self, ou plutôt d’une confusion, peut-être joyeuse, de soi avec l’autre. La différenciation n’existe plus. Seule une communion, vécue non pas dans la parité, mais dans la soumission, préside à tous contacts. C’est la porte ouverte à des modes relationnels de dépendance. Et certain(e)s peuvent apprécier cette posture.
L’emprise, paradoxalement, alors qu’elle procède d’un processus d’enfermement et de soumission, ouvre à plus grand que soi. Une valeur supérieure, voire suprême (Dieu, l’amour, un projet collectif, le bien du monde, l’écologie…) rend la soumission, l’effort et la contrainte supportables, comme une participation active à ce projet plus grand que soi. Au risque de tout perdre, de ses valeurs, de son argent, de sa virginité, l’engouement pour un idéal projeté fait perdre toute conscience de ses propres limites et interdits. Flirter avec le grandiose au risque de l’emprise.
L’emprise met en avant une figure d’autorité. L’un sait mieux que toi. Il (elle) a l’expérience, une connaissance et parfois une vision de ce qui est juste. Comment refuser l’évidence de celui qui sait et voit plus loin que soi ? Comment renoncer à suivre ce qui ne peut qu’apporter du sens à ta vie, du bonheur d’exister, et plus prosaïquement une solution à tes problèmes quotidiens ? La confiance lorsqu’elle est incontestable se convertit rapidement en obéissance et en soumission et permet de faire émerger des figures de gourous.
Les couples connaissent-ils l’emprise ? Beaucoup de relations amoureuses, dites fusionnelles, confluentes, fonctionnent sous emprise. Avec consentement. Il peut y avoir un réel plaisir à suivre l’autre, à obéir, répondre à ses demandes et tout faire pour lui faire plaisir. L’emprise est en intensité basse, consentie.
Les premières crises d’un couple apparaissent lorsque l’un des partenaires veut sortir de cette fusion-confusion, retrouver un espace d’expression et de liberté au risque de bouleverser ce que le couple considérait comme son état amoureux fondateur. Les enjeux de pouvoir émergent révélant les diktats de l’un sur l’autre, imposant ses choix culinaires, l’organisation des vacances ou la présence de sa famille. Si une saine conflictualité ne s’installe pas dans le couple, il y a de fortes chances qu’apparaissent des phénomènes d’emprise et de soumission. Tant que ceux-ci sont réciproquement consentis, le couple ne viendra pas consulter. C’est en général celui ou celle qui souhaite s’extraire de ce système qui posera une demande de thérapie. Sa simple demande d’une consultation pour le couple est déjà le signe d’une révolte contre ce processus relationnel perçu comme étouffant et insupportable.
Dans cette situation, le thérapeute du couple se trouve face à deux difficultés :
1 - D’abord celle de ne pas perdre l’autre partenaire (s’il accepte de venir, c’est-à-dire de se remettre en cause). Si ce partenaire va rapidement être accusé d’être dominant, voire même agresseur étouffant, le thérapeute devra veiller à ne pas perdre le lien avec ce dernier, souvent perçu de surcroît comme peu sympathique ! Le thérapeute est là pour le couple et revenir au système, à l’entité couple, permettra de travailler sur le processus relationnel de
co-constructions d’emprise. Chacun dans un couple est responsable à 100 % de ce qui lui arrive. Il n’y a pas une victime et un coupable… et un thérapeute sauveur. Examiner avec le couple en question son histoire depuis leur rencontre peut être très aidant pour travailler ce processus de fusion/différenciation qu’ils ont subi, malgré eux sans doute.
2 - Ensuite la tentation est grande d’envoyer en thérapie individuelle la personne sous emprise. Comme si c’était elle, et elle seule, qui devait être accompagnée. Après tout, c’est elle qui a demandé une consultation, c’est elle qui se plaint et se considère comme victime ! Or ce qui me paraît essentiel, c’est de continuer à travailler avec le système-couple et de regarder comment en termes de frontières, d’enjeux de pouvoir, ce couple s’est développé au risque de devenir toxique pour l’un des partenaires au moins. C’est le couple qui a construit ce système. Travailler sur les interactions des partenaires, sur leurs modes relationnels sera plus efficace, de mon point de vue, en maintenant le couple au travail, plutôt que de renvoyer l’un ou l’autre des partenaires dans un travail individuel.
Je conclus avec deux remarques :
- L’emprise, ça n’est pas que chez les autres ! Ce bref article me permet de m’interroger sur l’emprise que je peux exercer sur mes clients. Quand l’un d’entre eux a fait un choix existentiel important suite à une parole que j’ai émise (et que j’ai oubliée) lors de la séance précédente, lorsque cet autre veut reprendre une série de rendez-vous alors que nous travaillons sur son départ ou que celui-ci m’interpelle pour savoir ce que je pense de sa situation au sujet de laquelle je n’ai aucun avis à donner… je m’interroge. Qu’est-ce que je représente pour ces personnes qui viennent, malgré moi, me solliciter comme conseiller ou guide ?! Alors que ça n’est pas ma posture ! Comment, sans en avoir l’intention explicite, j’ai tissé avec ces patients une relation de dépendance, qui certes nourrit mon narcissisme, flatte mon ego, mais m’encombre profondément et va à l’encontre de mon éthique !
Je mesure combien la frontière peut être ténue entre dépendance et emprise et combien cette thématique est précieuse à mettre au travail lorsqu’elle surgit au fil des séances. Je ne suis pas à l’abri, du fait de ma position de thérapeute, d’exercer un phénomène de dépendance, parfois nécessaire dans le processus thérapeutique, au risque de favoriser une emprise. La nommer, la conscientiser avec mon patient, l’expliciter avec mon superviseur, fait partie du travail et permet de s’en dégager.
- Une action politique. Nous devons être vigilants au phénomène d’emprise, car il est d’autant plus exacerbé et répandu lorsque la peur rode. Et c’est le cas aujourd’hui dans notre actualité. Peurs de la guerre, d’une catastrophe écologique, d’une faillite économique, d’une recrudescence de l’immigration, d’une instabilité globale. Et les terroristes de l’actualité répètent, à qui veut l’entendre, que ces catastrophes sont déjà là, à notre porte !
Qui saura pour nous ce qui est juste et comment réagir ? Qui nous dira comment sauver notre
monde ? L’accentuation d’un discours sur les peurs ambiantes ne peut que favoriser l’emprise des sachants, scientifiques, politiques ou analystes de tous poils, qui savent mieux que nous et invitent avec conviction et force arguments à un suivisme et une obéissance docile.
Il ne s’agit pas de rejeter leurs avis, mais juste de garder l’autonomie d’agir et la responsabilité individuelle, au risque parfois de la désobéissance. C’est tout l’objet de notre travail en cabinet : favoriser la responsabilité et la liberté. A sa mesure, le travail du thérapeute est politique.
Jean-Paul SAUZEDE
Gestalt-thérapeute, thérapeute du couple
À Dire n° 4 - Hiver 2023 - Sommaire
Édito : De l'influence à l'emprise, Sylvie Schoch de NeufornLes Articles1 - La confiance en...
Édito - De l'influence à l'emprise
« Le vers est dans le raifort, et il trouve qu'il n’y a rien de plus doux »Dicton juifNous ne...
La confiance en question
La publication du rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église catholique a créé une onde de...
La relation thérapeutique : une influence réciproque
La relation au cœur du processus thérapeutique joue un rôle majeur dans la direction qu’il...
Le thérapeute est-il conscient de son potentiel destructeur ?
L‘influence consiste à œuvrer pour faire adopter un point de vue à une autre personne. Cela...
Saveurs et décadences de l’emprise
Quelle est cette expérience de l’emprise ?Je suis allée la rencontrer dans la littérature.« Et...