À propos des violences sexuelles
La question des abus et de l’inceste, très présente dans notre ambiance sociétale, nous concerne toutes et tous. Les conséquences de ces actes sont dévastatrices et les thérapeutes que nous sommes avons à réfléchir sur les manières d’accompagner les personnes marquées par ces souffrances. Dans ma pratique de gestalt-thérapeute, je suis impactée par les révélations de mes clients et surtout de mes clientes sur la violence subie.
À l’Université, au Service de Santé des étudiants, je reçois les étudiants qui demandent une aide psychologique. Je suis souvent la première à être informée de certains abus, dont le viol. La blessure est telle qu’elle ne peut être nommée et la victime se recroqueville, figée dans la douleur et la honte. En osant lever le secret, la solitude est rompue. Le simple fait de me rendre témoin de l’atrocité vécue permet une once de soulagement et d’entrouvrir des possibles. Nombreuses sont les situations où l’inceste s’inscrit dans l’histoire familiale. Plus nombreuses encore sont celles dont l’abus n’est pas révélé explicitement mais se manifeste par des comportements inappropriés et destructeurs, des somatisations ou des symptomatologies lourdes. Dans un espace intime, pas à pas, au rythme du patient, j’accompagne humblement ce dévoilement si précieux qui permet la levée du secret et la rupture de l’isolement. Quand l’alliance est faite, le rappel à la loi est nécessaire et j’informe sur les démarches à engager auprès de la justice. Je soutiens la personne dans cette nouvelle étape qu’est la reconnaissance de ses blessures
Dans l’ouvrage « L’inceste ne fait pas de bruit [1]» , j’ai trouvé une réflexion nourrissante et éclairante pour mon travail clinique. Sa lecture me semble essentielle. Son originalité vient du regard croisé des deux auteurs : Bruno Clavier, psychologue et psychanalyste soigne les victimes ; de son côté Inès Gauthier, psychologue clinicienne, accompagne les agresseurs pour tenter de limiter les agressions et interrompre ainsi la chaîne infernale de la reproduction. Il s’agit aussi de comprendre comment fonctionne un versant humain maléfique, voire pervers, pour réduire ce fléau. Les deux auteurs souhaitent aboutir à une attitude positive et pacifiée pour que ces horreurs ne se reproduisent plus. Cet ouvrage permet la libération de la parole : sortir des tabous, des secrets transgénérationnels, des traumatismes. Il vient subtilement expliquer les rouages de ces scénarii infernaux qui amènent un adulte à abuser sexuellement d’un enfant.
En nous transmettant le fruit de son travail, accompagnant les victimes de violences sexuelles, Bruno Clavier sort de l’ombre et révèle les cruautés qu’il a subies, enfant, puis adolescent. Son dévoilement courageux, ambitieux, loin de la pratique psychanalytique, rejoint la posture gestaltiste : se livrer au service de l’accompagnement thérapeutique, acte d’humilité et d’humanité. Il est convaincu que son partage participe au changement des mœurs et à la prévention des violences, à condition d’y mettre du sens, d’en comprendre les mécanismes et les effets.
Bruno Clavier choisit de parler des victimes, majoritairement féminines, tandis qu’Inès Gauthier présente les bourreaux, essentiellement des hommes. Les auteurs attribuent cet état de fait à la domination masculine ancestrale. Le terme d’abus est préféré à celui de viol car celui-ci implique la pénétration et la violence physique. Dans l’abus, la ruse prédomine sur la violence visible ; abus par séduction, domination, mensonges… Il s’agit aussi d’attouchements, de voyeurisme, d’exhibitionnisme.
Questionnement
La notion de consentement est à interroger : l’enfant semble consentir car il n’a pas le choix. Il vit de la peur, mais aussi de l’attirance et de la curiosité car il aime le parent ou le proche qui s’intéresse à lui. Selon Ferenczi, l’adulte répond sexuellement à une demande d’amour enfantine [2]. L’enfant a besoin d’information mais pas de sexualité. Une bonne transmission le construit et le sauve des violences sexuelles.
Bruno Clavier se questionne encore : pourquoi ces violences sexuelles sont si dévastatrices ? « Ces abus sexuels viennent remettre en cause au plus profond de l’être la force de vie engagée dans les relations entre les humains qui s’appuient sur leur désir fondamental de jouir, de vivre en liberté avec l’autre. » Dans le cas de l’inceste, la victime est prise dans un conflit inextricable entre l’amour et la haine pour son agresseur. Cette violence sexuelle remet en cause le principe de l’existence de l’être provoquant une angoisse de mort et une compulsion suicidaire. Elle aliène sa capacité d’amour et sa sexualité.
Limites freudiennes
La peur, voire la terreur, est l’émotion dominante que l’auteur a senti tout au long de son chemin, mêlée de honte, de tristesse et de colère. Son long parcours psychanalytique n’a pas apporté de réponse à cette angoisse. Il remet en question l’interprétation du psychanalyste qui défend une thèse fondée sur l’omniprésence du fantasme et de l’œdipe. Selon Bruno Clavier, cette théorie reflète une « attitude négationniste générale des violences sexuelles » bercée d’une pensée collective et aveugle durant plus d’un siècle.
Cet ouvrage cite la lettre de Freud à Fliess en 1894, révélant que son propre père était un pédo-criminel ayant abusé de lui, de son frère et de ses plus jeunes sœurs. Par conséquent, l’hypothèse freudienne est basée sur une expérience sexuelle infantile traumatisée dont la notion du « tout sexuel » est à reconsidérer comme les fantasmes du désir œdipien, du meurtre du père et de la castration. Le thème de la fellation et des violences sexuelles impacte fortement l’histoire de la psychanalyse. Les victimes subissent une deuxième violence, celle de la théorie, car elles ont été niées dans leur douleur profonde.
Freud élabore autour du déni, du clivage, de l’amnésie mais sans tenir compte de cette violence dans sa construction théorique alors que cette dernière peut remettre en cause certains présupposés. Le deuxième oubli serait l’impact transgénérationnel dans les représentations contenant les violences vécues non seulement par les personnes elles-mêmes mais par leurs ancêtres. Enfin, la victime peut opérer un déplacement mental, c’est-à-dire accuser la mauvaise personne comme le ferait un enfant qui, pour innocenter son agresseur familial, va accuser un autre adulte.
Bruno Clavier se démarque encore en décrétant que le fantasme a toujours une base réelle mais déformée dans le temps et dans l’espace alors que Freud écrivait en 1897 : « Il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte qu’on ne peut pas différencier la vérité de la fiction investie d’affect ». Ce système de dénégation est très activé dans les abus sexuels. L’oubli post-traumatique devient un problème de santé publique. Plus l’abus a eu lieu tôt dans la vie de la personne, plus l’amnésie est puissante, difficile voire impossible à lever. Cette scotomisation résiste aux procédés habituels comme l’association libre : elle crée un vide total de pensée.
Ces propos rejoignent la pensée d’Eva Thomas. Dans Le viol du silence [3], cette auteure dénonce le psychanalyste « qui brandit la théorie freudienne, avec sa tête envahie par le fantasme, avec ses oreilles bouchées qui refusent ses paroles de vérité : Mon père me frappe et me viole ». Le psychanalyste « ne peut pas entendre puisqu’il est occupé à lire dans votre inconscient que vous avez rêvé, que vous prenez vos fantasmes pour des réalités, comme les autres, une affaire banale de complexe d’Œdipe, de la routine. » Cette remarque est validée par Marie Balmary : « Tout n’est pas interprétable. Lorsque quelqu’un dit un fait, il n’y a rien à interpréter ; toute interprétation d’une parole vraie est une entreprise de méconnaissance. »
Ainsi, tout le fondement de l’être est atteint sauf une sorte de noyau interne grâce aux mécanismes cités ci-dessus. Le clivage permet à l’individu de contacter la partie qui sait qu’elle a vécu le traumatisme mais qui reste vivante, soumise à l’angoisse de mort. Cette part souffre, toujours prête à s’activer émotionnellement tandis que l’autre est morte ignorant le traumatisme originel ; elle peut assurer les fonctions nécessaires au quotidien. La partie morte ne ressent plus rien et ne profite de rien. L’inceste est un acte trop violent pour être supportable alors que l’enfant est immature physiquement et psychiquement : il provoque un court-circuit dont les conséquences se traduisent par des maladies. La menace est celle d’une menace imminente avec des angoisses de mort inexpliquées tout au long de l’existence. Ce court-circuit évite à l’enfant d’éprouver une déflagration émotionnelle et physique mettant sa vie en danger. Les abus pendant le sommeil ont des effets encore plus dramatiques.
Impact et clinique du traumatisme
L’auteur confirme au regard de sa clinique que les liens sont étroits entre les abus sexuels et les pathologies comme la boulimie, l’anorexie, les scarifications et les tentatives de suicide… Sur le plan physique, la corrélation entre sclérose en plaque, fibromyalgie, cancers, maladies de la thyroïde et abus sexuels est forte. Une autre constatation est la répétition des violences sexuelles. Il est important de chercher si la personne abusée a déjà subi des abus : une mémoire traumatique peut en cacher une autre. Le thérapeute doit être très vigilant dans cette recherche afin de ne pas créer une fausse mémoire car la mémoire reconstruite peut être trompeuse. Les phénomènes de répétition en cascade sont fréquents : par exemple, un enfant ayant subi une agression sexuelle peut la répéter dans sa fratrie en devenant l’abuseur.
L’outil d’exploration de Bruno Clavier est le rêve ou cauchemar, place centrale car l’événement peut être revécu sans l’être réellement. Il révèle les traumas les plus enfouis. L’auteur distingue trois sortes de rêves : le rêve traumatique, le rêve de transformation et le rêve de guérison. Certains incluent le thérapeute qui ne doit pas répéter le traumatisme de l’abus en le rejouant malgré lui. Le rêve joue un rôle transférentiel indispensable sans mettre en danger la relation thérapeutique. C’est une des clés de la guérison. Un autre outil précieux est l’EMDR que Bruno Clavier enrichira de sa pratique pour créer un autre outil le TABC (Thérapie d’Abréaction Bilatérale et Circulaire) fondée sur la respiration, sur les points de fixation de traumatisme toujours associée aux mouvements oculaires.
Inès Gauthier œuvre pour prévenir l’acte irréparable. La prise en charge des agresseurs permet d’éviter la récidive dans 95 % des cas. Certains, assaillis par leurs pulsions, se présentent eux-mêmes pour éviter le passage à l’acte. Le travail thérapeutique laisse apparaître des problématiques personnelles non résolues. Les agressions sont commises par des personnes proches ayant établi un lien de confiance, affectif ou familial ; pas besoin d’utiliser la force ou la contrainte comme dans les actes de voyeurisme, d’exhibitionnisme ou de consommation pédopornographique. L’agresseur assouvit un besoin impulsif, la perversité n’est pas forcément au rendez-vous. Son portrait est celui d’un individu autocentré, exempt de culpabilité, qui s’adresse au thérapeute dans une injonction de soins ordonnée par le juge. Il s’agit de travailler « l’interprétativité » des agresseurs afin qu’ils décryptent les signaux de consentement ou de non-consentement chez autrui.
Elle constate les bienfaits du travail thérapeutique en groupe, qui permet aux agresseurs de devenir plus respectueux de la loi et de s’adapter aux règles de fonctionnement groupal. Ils ont souvent une colère adressée à la gent féminine en lien avec leur histoire, notamment par un envahissement féminin ou une phobie des femmes, un manque de père, un grand manque d’estime de soi, un besoin de régresser pour se rassurer et une sexualité immature. L’accompagnement thérapeutique est d’autant plus délicat que la victime est jeune.
Pour conclure
Dans la société contemporaine, nous constatons une explosion de révélations sur les abus sexuels et la violence. Nous ne pouvons pas ouvrir un journal ou une radio sans lire ou entendre un nouveau fait divers alarmant. Même si ces phénomènes existent depuis toujours, ils restaient secrets et tabous. Nous assistons aujourd’hui à un mouvement puissant de libération de la parole. Les associations de prévention comme le Collectif Féministe Contre le Viol, les mouvements sociaux tels que #MeToo facilitent la prise de parole des femmes pour mettre au grand jour les agressions sexuelles et les condamner. La littérature mais aussi les émissions télévisées contribuent à lever le silence. La place nous manque dans ces pages pour citer la profusion des ouvrages et des émissions qui relatent ces faits.
Ce mouvement encourage les victimes à témoigner, notamment par l’écriture, étape nécessaire pour sortir de la confusion et se dégager de l’emprise. Déjà, raconter semble thérapeutique. Pionnière en ce genre, Eva Thomas, révèle dans son livre le viol incestueux imposé par son père et décrit subtilement la destruction intérieure conséquente à cet acte[4]. Plus récemment, Hélène Devynck, dans son ouvrage « Impunité »[5] lève le secret des viols qu’elle a subis sous l’emprise de Patrick Poivre d’Arvor. Cet acte militant permet à d’autres nombreuses victimes de ce prédateur d’être reconnues dans leur souffrance et de sortir de l’anonymat. Plus proches de nous, des collègues gestaltistes, telles Katouchka Collomb dans « La face cachée de l’inceste » [6] (commenté dans ce numéro) et Fernande Amblard dans « Panser l’impensable »[7] , nous livrent leur témoignage et partagent combien grandir est douloureux alors que les relations filiales sont perverties.
Comment nous situer comme thérapeutes en face de cette déferlante ? Dans son dernier livre, Bruno Clavier lui-même s’étonne de l’aveuglement des professionnels : « Ils ne savaient pas. Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles ? [8]. En tant que gestalt-thérapeute, nous devons être vigilants sur la posture à adopter : soutenir la personne traumatisée sans être dans la victimisation tout en adhérant à sa réalité, rester en awareness pour ne pas couper nos ressentis face à l’intensité des effets destructeurs. L’espoir renaît grâce à tous ces témoignages qui nous permettent de comprendre les rouages d’une telle machinerie que sont les violences sexuelles. A nous d’en saisir les subtilités perverses pour soutenir nos clients dans ce chemin non pas de la réparation mais bien de la restauration.
Laure Le Grix de la Salle
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1 - Bruno Clavier et Inès Gauthier, L’inceste ne fait pas de bruit – Des violences sexuelles et des
moyens d’en guérir, Payot, 2021.
2 - Sandor Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Communication au XIIe
congrès international de Psychanalyse, Wiesbaden 1932.
3 - Eva Thomas, Le viol du silence, Ed. FABERT 2021, p. 145.
4 - Eva Thomas, op. cit.
5 - Hélène Devynck, Impunité, Seuil, 2022.
6 - Katouchka Collomb, La face cachée de l’inceste -De l’emprise à la femme libre, L’Harmattan, 2022.
7 - Fernande Amblard, Panser l’impensable, Jouvence, 2007.
8 - Bruno Clavier, Ils ne savaient pas – Pourquoi la psy a-t-elle négligé les violences sexuelles ?,
Payot, 2022.
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