La vie, réelle ou virtuelle ?
« En retard, en retard je suis toujours en retard... » Serions-nous devenus semblables au lapin blanc d'Alice au pays des merveilles qui court toujours, les yeux rivés sur sa montre, jamais en contact avec ce qui l'entoure. Aujourd'hui il n'est plus question de montres mais plutôt de portables, d’ordis. La technologie a fait son entrée dans notre vie. Elle s'y est installée, rognant petit à petit notre espace d'intimité. Elle a envahi notre vie au point de nous rendre dépendants, entraînant une absence de communication, une perte de sociabilité et une vie dans une autre dimension. Touchant tous les âges de la vie, elle se propage tranquillement mais sûrement, gagnant du terrain un peu plus chaque jour.
Amenant du plaisir immédiat qui nous éloigne du bonheur simple, ces objets s’installent insidieusement dans notre quotidien, deviennent indispensables et colorent notre existence.
Prendre de la hauteur, regarder ce phénomène, tenter de l'analyser, d'en percevoir les bons et les mauvais côtés nous demande assurément, un surplus d'énergie, de réflexion, absolument nécessaire pourtant.
Les patients frappent à notre porte et dévoilent dans l'intimité de notre cabinet souffrances et tourments dûs à une présence trop imposante de cette technologie dans leur quotidien. Pour certains, elle semblerait devenir maître de leur temps, de leurs désirs et pour les plus jeunes à l'origine de beaucoup d'illusions.
Deux expériences de vie exposées ci-dessous permettront de regarder comment cette modernité peut impacter nos existence.
Je n'y arrive plus.
Héléna me contacte. Sa voix est sèche, son ton saccadé ses mots se bousculent. Le stress est présent. Elle a besoin d'un rendez-vous rapidement. Je sens l'urgence.
Je l'attends, j'entends son pas rapide sur les graviers. Une longue femme mince, au visage émacié, la cinquantaine, entre. Elle s'installe et parle. Un débit sans temps mort. Flux de paroles d'une rapidité extrême. Je m'accroche pour comprendre. Elle souffre d'un burn-out. Son médecin généraliste lui conseille une thérapie. Une amie lui a donné mes coordonnées. Elle m'a contactée. Elle est là. Elle respire enfin.
- Bonjour Héléna, installez-vous confortablement, nous allons faire connaissance. Ma voix est douce, mon ton est grave, ma diction lente et posée. Elle me regarde.
- Pouvez-vous prendre conscience de ce qui vous entoure ? Je ne la connais pas, pourtant je souhaiterais ralentir le temps. Elle s'enfonce dans les coussins, me regarde. Sa voix tremble. Ses yeux s'humidifient.
Elle se raconte alors : ingénieur en biologie, elle a un poste à responsabilités dans un groupe pharmaceutique. Elle aime son travail, s'entend bien avec ses collègues. Mariée, mère de trois beaux enfants sans histoire, un gentil mari avec qui la vie est douce. Aucun problème dans la famille. Ils habitent une maison dans un village agréable. Une belle vie. J'attends, elle est pourtant là dans mon cabinet. Son apparence, sa manière d'être me donne à imaginer un tout autre décor.
- Que s'est-il passé Héléna ? Elle fond en larmes, sanglote même. Je respire profondément et ne la quitte pas du regard. Le silence nous enveloppe, créant comme un cocon doux et protecteur. Elle s'apaise.
- Un matin, je n'ai pas pu me lever, mes jambes ne me portaient plus. A plusieurs reprises je suis tombée. J'ai compris qu'il ne fallait pas insister. J'ai voulu appeler mon travail, portable à la main, j'ai fait un malaise. J'ai demandé qu'on m'apporte mon ordi pour envoyer un mail. Son seul contact a déclenché une terrible migraine. J'étais clouée au lit, sans aucun moyen de communication.
- Votre corps semble avoir réagi violemment. Avait-il donné quelques signes auparavant ? Elle semble interloquée et fait non de la tête.
- Notre corps nous parle quand il commence à sentir un trop plein. Il envoie d'abord quelques petits signes discrets puis tape un peu plus fort. Avez-vous eu quelques soucis de santé durant les mois précédents ? Ses yeux bleus me fixent. Elle décrit alors des problèmes de dos, un côlon irritable, des sensations d'oppression, de la tachycardie. « Rien de vraiment grave » dit-elle. Je lui parle de stress. Elle se met à trembler.
- Héléna pouvez-vous me parler de votre contexte de travail ?
Au fil des séances j'apprendrai qu'elle est entrée jeune dans l'entreprise, après obtention de ses diplômes puis a gravi les échelons. Consciencieuse, responsable, perfectionniste, elle se donne complètement, ne compte pas ses heures. Rapide, elle est toujours disponible aux autres, trouvant solutions aux problèmes quels qu'ils soient. Très appréciée, elle dit nager comme un poisson dans l'eau. Aucun problème relationnel.
Lors d'une séance, je lui dis simplement :
- Héléna, quand vous posez vous, quand prenez-vous du temps pour vous ?
- Jamais, je n'ai pas le temps, trop à faire.
- Jamais, pas le plus petit instant de répit où vous pourriez vous faire plaisir… ?
- Je ne peux pas, sinon je suis complètement envahie.
- Envahie ?
Le silence est pesant. Je le laisse prendre sa place et remplir l'espace. Nous ne parlons pas, nous ne bougeons pas, nous ne faisons rien. Le temps se suspend.
- Je n'y arrive plus, je cours après le temps. Quand l'informatique a fait son apparition, j'ai trouvé cela merveilleux. Je n'ai pas réalisé comment petit à petit les ordinateurs ont imposé rythme et cadence que nous avons tous acceptés comme de braves petits soldats. Dans les premiers temps, trop imposants, ils restaient au travail. Nos vies privées demeuraient protégées. Vie à l'entreprise, vie à la maison étaient scindées. Les portables et téléphones de plus en plus sophistiqués ont tout court-circuité car avec nous partout, tout le temps, légers et si faciles d'utilisation. La notion de temps a totalement changé. En permanence relié par un long cordon ombilical technologique, le travail a franchi la porte de ma maison, rogné mes soirées, fait disparaître ma disponibilité et empli tous les temps creux. Les mails ont remplacé les courriers d'antan, exigeant une réponse immédiate. Je suis débordée. Si je pars en vacances ils se comptent par centaines. Mes vacances sont ponctuées par ces mails. Je ne m'arrête jamais. Pas de pause, pas de détente, pas de vie perso.
Elle a tout débité, sans souffle. J'imagine sa vie à l'image de sa respiration. Je le partage.
Pendant de nombreuses séances nous respirerons, jouerons, écrirons, déclamerons, peindrons, puis découperons, dégustant ces moments de détente. Nous rirons beaucoup. Elle ne reprendra pas son travail, rupture conventionnelle, réorientation vers un métier où elle aura le temps, sans pression, tournée vers les autres.
Je gaspille tout.
Le téléphone sonne. Une voix jeune, un peu hésitante. Il souhaite me rencontrer, il m'expliquera. Il n'a rien dévoilé, ce mystère me propulse dans l'imaginaire.
Coup de sonnette, il arrive. Poignée de main ferme, pas décidé, un grand sourire, il entre et s'installe sur le canapé. C'est un très jeune homme, il a vingt ans.
- Bonjour, je m'appelle Jérôme, j'ai besoin de vous.
- Bonjour, je m'appelle Brigitte et je vous écoute.
- Je n'ai pas pu vous expliquer, j'étais au travail et c'était gênant de raconter.
Il baisse la tête, son regard quitte le mien. Je sens comme une gêne. Je l'incite à trouver le confort dont il a besoin.
- J'ai l'impression Jérôme que c'est difficile de se confier. Prenez votre temps. Je lui parle alors du cadre de la thérapie, de la confidentialité, de la bienveillance, du non-jugement. Il m'écoute attentivement.
- Je n'ai jamais rencontré de psychothérapeute. J'ai peur. Mon père m'a mis un ultimatum alors je suis ici.
Il prend une grande respiration comme s'il se donnait du courage et m'expose la situation.
- J'ai toujours adoré jouer. Petit c'était difficile de m'arrêter pour faire mes devoirs. Mes copains, le ballon remplissaient mon existence plus que les livres et les cahiers. Puis il y a eu les consoles, les jeux en réseaux. L'ordinateur, le téléphone facilitaient tout. J'ai obtenu mon CAP puis mon BEP. Mon père m'a embauché dans son entreprise et j'ai touché mon premier salaire. Mes parents étaient là et m'apprenaient à gérer mon budget. J'ai pu ainsi me payer mon permis et m'acheter ma voiture.
- Si je comprends bien vous êtes un jeune homme responsable et autonome.
Il s'enfonce un peu plus dans les coussins. Je perds à nouveau son regard. Le silence prend sa place, j'écoute sa respiration, saccadée, haute.
- Oh non, je suis encore un enfant qui joue, perd... et croyez-moi, je perds beaucoup.
Alors il me décrit les jeux en ligne, les paris.
- J'ai adoré aller au casino, sentir l'excitation, la gagne. Internet s'est mis au jeu, merveilleux pour les gens comme moi. Plus besoin de bouger, je jouais assis dans le salon ou entre deux clients dans ma voiture. C'est si facile sur le portable, un clic et c'est parti. J'ai brûlé des payes entières, fais des dettes. J'étais rentré dans un drôle de jeu, croyant à chaque fois que j'allais gagner, que je me referai. Il y a eu la folie du début, puis c'est devenu un rituel dont je ne pouvais plus me passer. J'étais scotché au téléphone. J'ai demandé de l'aide à mes parents qui m'ont supprimé ma carte bleu puis mon portable. Madame, je suis un drogué du jeu. Toute ma vie tourne autour de cela. Je veux sortir de cette spirale de fou, revivre normalement. A cause de cela, je me suis éloigné de mes copains, ma copine m'a quitté.
Alors j'ai parlé d'addiction aux jeux et lui ai conseillé un centre d'addictologie. Il s'y est rendu.
Main dans la main, avec l'éducateur du centre, nous le prendrons en charge. Je visiterai avec lui son enfance : « J'ai été un enfant gâté, il suffisait de dire pour avoir. Mes parents ne voulaient pas que je vive ce qu'ils avaient vécu, c'est à dire rien ».
Nous explorerons sa capacité à supporter la séparation : « J'étais terrorisé quand ma mère me quittait, chaque soir me coucher était un drame. La maternelle est un horrible souvenir. Je pleurai quand ma mère s'éloignait. Heureusement j'avais mon pouce et mon lapinou. » Ce petit enfant triste émeut la mère que je suis. Je le lui dis. Il semble surpris. Je prends le temps d'expliquer comment la séparation peut être déchirante pour la mère et pour l'enfant, il semble un peu soulagé.
- Jérôme que se passait-il lorsque vous rencontriez un refus ?
- Je hurlais en me roulant par terre ou alors je pleurais avec un regard de cocker triste. Ma mère se faisait avoir à tous les coups. Mes parents finissaient toujours par céder. Je crois qu'ils ont essayé de m'apprendre les règles. Je ne supportais aucune contrainte, aucune frustration.
- Si je comprends bien, vous buviez à une fontaine dont le débit était permamnent. Comment pouviez-vous expérimenter le manque ?
- L’école me l’a bien fait sentir. Je n’étais pas un élève facile. Mes parents étaient souvent convoqués.
Mes mots forts semblent le toucher, il comprend.
Les problèmes d’addictions quelles qu'elles soient, demandent un suivi multiple. Le soutien de l'éducateur, basé sur des outils cognitivo-comportementalistes, mon accompagnement dans la découverte de qui il est, d'où il vient et de comment il s'est construit, le soutien médical pour gérer les crises d'angoisse, l'amèneront progressivement à reprendre le cours de sa vie, gérer son budget retrouver une vie sociale et affective.
Lors des consultations, nous prenons conscience de toutes les dérives que peuvent entraîner une surconsommation de la technologie. Comment rester vigilants, en reconnaître les bienfaits tout en se protégeant ? Le temps, l'espace, les distances sont rapetissées. Notre téléphone facilite un nombre incalculable de démarches administratives. Il est détenteur d'une grande partie de notre intimité. Nous pouvons être en communication visuelle, avec des personnes vivant à l'autre bout du monde. Les consultations en visio nous ont permis de continuer notre activité pendant le covid.
Restaurer une communication réelle, de chair et de sang, un vrai contact stimulant tous nos sens, activant notre sensibilité et notre empathie ne demeurent-ils pas le sens premier de notre travail ? Faire vivre simplement dans l'ici et maintenant, des expériences humaines partagées, donner la place à la parole, débusquer les émotions, les accueillir, les soutenir, accompagner nos patients dans leur ombre et leur lumière nous autorisent à ressentir humblement que nous sommes simplement un être humain face à un autre être humain, sans machine.
Brigitte Baronetto
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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