Ralentir
La temporalité est au cœur même de notre pratique de thérapeute.
En ces jours troublés et troublants où tout s’accélère parfois jusqu’à l’épuisement, où travailler/faire et être sont une gageure, ralentir est un concept qui m’accompagne, alors que je déménage à 90 kms de Lyon début 2021, en pleine nature dans un chalet que je retape, entre Lyon et Genève, un petit coin de paradis avec un immense parc de verdure et de fleurs.
Depuis deux ans, j’ai du temps, mon agenda respire, il y a du vide, des blancs. Il m’est même arrivé d’avoir un peu honte d’avoir du temps au regard de mes collègues bousculés et surbookés !
Car j’ai profondément besoin de silence, de chanter, de marcher, d’écrire, de penser seule…puis avec les autres…
D’ailleurs mes patients - les anciens en visio (merci à ces technologies d’exister) et les nouveaux de ma région, des couples surtout - sentent bien que je prends mon temps, il y a toujours un espace-temps entre deux personnes, je n’ai pas de salle d’attente, le parc autour du chalet permet aux patients et aux couples que j’accompagne de se promener, il y a un lac, des bois et je propose aux couples qui arrivent pour deux heures de séance, de respirer d’abord seul puis ensemble… avant d’œuvrer pour créer du « nous », se disputer, rire, pleurer, prendre du recul…
Je les invite à ralentir et si je suis pressée dans ma posture intérieure, dans mon corps, ça ne va pas fonctionner !
Connaissez-vous ce film « On achève bien les chevaux » ?
En pleine dépression économique des années 1930, aux Etats Unis, en Californie, les primes des marathons de danse attiraient jeunes et vieux couples accablés par la misère. L’épreuve va mettre ces couples en fragilité, faisant ressortir leurs failles, ils s’épuisent à danser jusqu’à la mort, pour se sortir de la misère et cette précipitation hors du temps met en figure toute la problématique des couples ; ils en meurent, se retrouvent ou se séparent…
Comment dans nos vies qui s’accélèrent, où tout se précipite, même si nous aspirons au ralentissement, comme nous l’avons vécu le 16 mars 2020 pour deux mois d’un temps qui s’est suspendu, comment créer aujourd’hui, trois ans plus tard, des espaces de respiration, comme dans mon agenda, des respirations individuelles et collectives, comment prendre son temps, sans être rattrapé par l’effervescence de croître tout en grandissant…un grandissement intérieur peut-être …
Dans ma clinique, je pense à cette jeune femme souffrant d’anorexie/boulimie, qui est en permanence dans une forme de précipitation tuante, pour elle et pour moi, dans une accélération de la parole qui nous fait sortir hors du temps, hors de la subjectivité, qu’est ce qui l’agite ainsi ?
Qu’est ce qui se passe dans cette transformation de la temporalité, un temps accéléré, une relation au temps précipitée ?
Soigner la boulimie, c’est accepter de rejoindre ces jeunes femmes là où elles nous amènent, dans ce cercle infernal d’accélération, du trop et du trop vite, comme si accélérer semblait être le seul moyen pour éviter de tomber en dépression, là où la rupture du temps me fait l’effet de sortir hors du cosmos, hors de la vie humaine.
Le soin des troubles du comportement alimentaire, problème de santé publique, va demander beaucoup de temps, un soin parfois délaissé car il est de longue haleine.
Il en va de même dans l’accompagnement des personnes victimes de violences sexuelles, d’abus, d’inceste… La temporalité y joue un rôle essentiel, il est de bon augure de ne pas se précipiter, le temps est notre allié pour déconstruire l’emprise.
Aussi, avec ce couple qui, en voulant tout et tout de suite guérir de sa douleur, où plus rien ne se passe, où tout semble au point mort, je vais amener, dans une posture tranquille, de façon pédagogique, le concept de chaos, qui est pensé non pas comme un vide synonyme de rien, un vide immobile mais comme le vide en mouvement, cher aux gestaltistes, un vide fertile, l’origine de chaos étant verser, répandre, s’ouvrir, métaphore de l’allaitement !
En étant dans l’accéléré, la jeune femme qui souffre d’anorexie/boulimie comme le couple qui se fige se rappelleront à moi par une « rechute ».
En ralentissant en séance, les deux partenaires vont se rencontrer dans une intimité qu’ils ont perdue dans un contexte très délicat d’une blessure existentielle, celle d’avoir eu deux enfants de façon très rapprochée avec des FIV sur plusieurs années.
La sécurité de nos cabinets donne du temps pour lâcher, pour laisser faire, pour se laisser être. Puis pour co-élaborer. C’est le lieu d’une rencontre de soi à soi et du nous, entre des temps à l’extérieur où ça s’accélère et des temps à l’intérieur de ralentissement.
Quel beau métier nous avons !
Katouchka Collomb
Psychologue clinicienne spécialisée dans les anorexies/ boulimies et la question des abus, gestalt
thérapeute du couple, cabinet dans l’AIN, entre Lyon et Genève, groupe continu et à thème avec
Alain Dumas artiste clown.
Autrice : « La face cachée de l’inceste, de l’emprise à la femme libre », Ed L’Harmattan, 2022
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
Au-delà des techniques, l’humainÉdito : Armelle FresnaisArticles :1 - Intelligence...
Intelligence artificielle : quelle emprise ?
Je me suis lancée récemment sur une réflexion sur l’intelligence artificielle à partir des...
Édito
Chers lecteurs, chères lectrices,C’est avec plaisir que nous vous présentons ce sixième numéro...
Hors-jeu
Soixante-six ans et déjà hors-jeu ?La rage me pousse à mon clavier ! Une erreur de frappe et...
Il ne m’a pas calculée.
Ma chère Capucine,Cette expression, « Il ne m’a pas calculée », je l’ai entendue la toute...
De la présence à la distance, thérapie versus téléthérapie
Zoom-thérapie, avril 2020J’accueille une nouvelle personne en téléthérapie, conséquence du...