J'ai vu et puis j’ai lu "Il n’y a pas de Ajar" de Delphine Horvilleur.
Je l’ai vu, mis en scène à Paris au théâtre du Rond-Point en décembre 2022. J’aime Delphine Horvilleur et le sous-titre m’intéressait : « monologue contre l’identité ».
Cet essai donne voix à un fils d’Emile Ajar, le pseudonyme de Romain Gary : le fils de quelqu’un qui n’a jamais existé et n’a donc pu être tué par le suicide de Romain Gary ! Comme une suite imaginée de La vie devant soi, ce fils serait descendu avec sa mère (Mme Rosa ?) dans la cave, son « trou juif » … qui, nous explique-t-il à la fin, aurait à voir avec l’inconscient… c’est à dire l’Autre qui nous hante…
La mise en scène au théâtre du Rond-Point était fabuleuse. Cet être se déplaçait et monologuait dans un décor improbable, la « cave », et soudain, avec naturel, changeait de vêtements et de genre, montrant par-là l’importance de la non-identité de genre ou la non-importance de l’identité, c’est au choix ...
Je n’y ai rien compris, mais je me suis précipitée sur ce texte, puis sur les romans que Romain Gary a publiés sous le nom de Emile Ajar.
J’ai tout de suite eu envie d’écrire, à partir de ces morceaux de fantaisie et de théâtre, sur le thème de « l’identité ». Vaste ambition : ce thème est abordé depuis une vingtaine d’années par de nombreux auteurs ! Citons notamment Amin Maalouf Les identités meurtrières en 1998 (historico philosophique) ou en 2006 Amartya Sen, Identité et violence (traduction de 2007) – une analyse socio politique passionnante et très accessible, montrant à quel point l’identité moderne est complexe et multidimensionnelle.
Et si aujourd’hui je me mets enfin à ce texte, c’est après avoir entendu Stephan Lert, lors de sa conférence à l’EPG le jeudi 29 juin 2023, poser tranquillement, à propos de l’identité de genre, le concept de fluidité : Gestalt et genre, une expérience de la fluidité … Je respire !
Ici, Delphine Horvilleur rejoint les précédents auteurs à sa manière personnelle, poétique et résolument polémique : elle convoque non pas la notion d’un passage d’une identité à l’autre (trans), de genre, d’âge, de nation, de couleur de peau, mais des identités multiples, successives ou simultanées – et cela nous invite, nous thérapeutes, à notre propre fluidité face à la diversité des patients que nous rencontrons et à notre propre diversité .
Delphine Horvilleur est une femme libre, elle peut pleurer avec des endeuillés et rire aussi, et même avoir un fou rire pendant les obsèques de François Mitterrand. Elle cherche, dans ses dialogues et par ses écrits, à attraper une pensée juste et toujours en mouvement. Sous couvert de ce non-fils d’Émile Ajar qui n’a jamais existé, elle se lâche à toutes sortes de fantaisies, d’impertinences familières à de fulgurantes affirmations.
Elle nous en révèle le sens dans sa préface :
À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe pour chaque être un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant l’identité (p.14).
Je cherche dans le dictionnaire historique Robert (édition de 1998) l’origine et l’histoire de ce mot identité : dérivant du latin idem « le même », c’est la qualité de ce qui est identique, le même. Il prend au 18ème siècle le sens de caractère de ce qui est permanent, d’où son sens en mathématiques (identités remarquables) et, en droit et en usage courant, le fait pour une personne d'être un individu donné et de pouvoir être reconnu pour tel.
Or je ne vois apparaître que fin 19ème, pour le mot identifier, la notion de reconnaître la nature de… puis : reconnaître comme appartenant à une classe, une espèce. S’identifier à, c’est bien se reconnaître comme appartenant à une classe, une espèce ! Voilà apparaître l’usage du mot identité qui nous intéresse et auquel se heurte Delphine Horvilleur, et c’est un usage assez récent. Tiens tiens ? Fin 19ème ? Au temps de l’apparition en Europe des consciences nationales, du sionisme, et aussi de l’individualisme moderne ?
Complexité de l’usage de ce mot !
Mon « sentiment d’identité » c’est d’être unique, semblable à nul autre.
Et je peux aussi me reconnaître dans une identité collective, qui me classe dans une catégorie de personnes, une identité qui me vient de mon histoire et du regard des autres, et m’y lie et me rassure. …
Delphine Horvilleur écrit dans sa préface (p.11) : Autour de nous… des voix hurlent que pour être authentique il faudrait être entièrement définis par notre naissance, notre sexe, notre couleur de peau ou notre religion : « Ne nous laissons pas altérer par de l’étranger ou de l’étrangeté ! »
Et voilà comment, résonne le fils d’Ajar (p.67), plein de gens t’affirment qu’ils sont complètement eux-mêmes, quand ils ne sont qu’un bout d’eux-mêmes, et de préférence le bout qui a souffert ou a été discriminé.
Et plus loin (p.69) : Je suis pour polluer toutes les « identités ». Pour que puisse à nouveau circuler la conscience claire de tout ce que l'existence doit au mélange.
Je n’y ai rien compris, disais-je. Peut-être est-ce le début d’une compréhension ou plutôt, dirait le fils d’Ajar, d’une forme de connaissance ? Il dit en effet (p. 43) : pour se comprendre il faut ne pas parler la même langue. Il faut toujours rester suffisamment incompréhensible pour avoir une chance de ne pas s’entendre et de mieux se connaître.
Alors je m’en vais relire le texte bouleversant, La leçon de tagalog, paru dans Gestalt 2011/1 (n° 39, p.71/72), je résume :
Anne, la narratrice, toute jeune gestalt-praticienne, accompagne une travailleuse sociale, Noémie, lors d’une visite à domicile dans un bidonville de Manille. Noémie prévient la femme qu'elle visite qu’Anne ne parle pas le tagalog et qu'elle devra donc traduire l'entretien. Mais, toute à son travail d'accompagnement, Noémie oublie de traduire. Anne absorbe ce qui se passe là, elle sent une vague de tristesse, ses yeux s’embuent et elle voit les larmes couler sur le visage de la femme qui parle. Noémie lui traduit alors ce dont il est question. La femme continue à parler, son regard accroché à celui d'Anne, et lorsqu'elles prennent congé Noémie traduit la question qui vient de lui être posée : « tu es sûre qu'elle ne parle pas tagalog ? »
La réflexion de Delphine Horvilleur s’appuie puissamment sur ses racines judaïques. Ses écrits s’enrichissent de récits issus de la Bible ou du Talmud, de jeux de mots sur les noms hébreux, de réflexions sur Dieu et la Shoah. Cependant elle affirme dans sa préface : Tout faire pour échapper à ceux que vous comprenez et qui vous comprennent, ceux qui savent tout de vous parce qu’ils vous ont vu naître ou vous ont appris à parler, et qui s’imaginent que ça crée des liens (p.44). Des liens imaginés ? Comme gestaltiste, je m’étonne, moi qui travaille en thérapie avec « le lien » ! ... puis, je comprends qu’elle parle ici des liens créés par le « ça » qu’elle évoque, qui s’imposent, ligotent, et non pas des liens que l'on co-crée, à l'occasion de multiples expériences de contact.
Delphine Horvilleur signe « rabbin, philosophe et écrivaine » ; son milieu d'origine et certains médias s’étonnent de sa manière d'être rabbin, comme si « rabbin » suffisait à la définir. Je vois au contraire son judaïsme comme une source puissante, qui la pousse à de multiples explorations, un peu à l’image de cet arbre, le palétuvier, qui au cours de sa croissance jette de nouvelles racines vers un sol qui n’est pas celui où il est né …
Ce texte de Delphine Horvilleur m’amène à questionner le devenir, tout au long de notre vie, des données de notre existence – nos gênes, notre genre, notre langue, nos communautés d’origine, etc – qui nous confèrent une identité sociale… et pas que ! Qu’en faisons-nous ?
Un enfermement dans l'entre soi, dans la « pureté » – rigidité ?
(Le fils d’Ajar affirme, lui : Je n'ai rien contre l'entre-soi à condition que l'on sache qu'à l'intérieur on est nombreux !)
Le lieu des injonctions paradoxales, des « dilemmes de contact », des maltraitances, sources de souffrance et de ruminations – à accueillir, transformer en ouverture ?
Des racines où puiser la force et le désir de croître et de développer, au contact de l'Autre, de nouvelles identités – fluidité ?
Delphine Horvilleur a su/pu créer une forme de fluidité entre ses diverses identités, et alors nous la reconnaissons ... exister en tant que Delphine Horvilleur, l’unique : paradoxe de la fluidité ! Jean-Paul m’écrit : « au fond, on pourrait dire que pour Delphine Horvilleur rien n’est plus toxique que se réfugier dans la « fonction personnalité ».
Qui a dit « deviens toi-même » ?
Quelle drôle d'idée !
Le film de Gad Elmaleh Reste un peu prête à Delphine Horvilleur ces mots :
Peut-être que tu n'es jamais autant toi-même
que lorsque tu es en chemin vers un ailleurs.
Catherine Bolgert
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