J’ai vu Fanon, redonner chair à la pensée, film de Jean-Claude Barny
Le film Fanon, réalisé parJean-Claude Barny, m'a particulièrement touchée parce qu'il n’est pas seulement une biographie filmée de la période algérienne de Frantz Fanon — psychiatre, écrivain, militant anticolonial — mais aussi une œuvre sensible, engagée, qui donne à voir le trajet intérieur d’un homme traversé par son époque, et dont la pensée continue à résonner puissamment aujourd’hui. Le film ne se contente pas de raconter une période de vie (1953-1961) ; il donne corps à une prise de conscience. Celle d’un homme noir, antillais, engagé dans la psychiatrie en contexte colonial, qui découvre à Blida, en Algérie, ce que signifie réellement être colonisé — dans la peau, dans les nerfs, dans les gestes du quotidien.
Ce qui m’a particulièrement marquée dans le film, c’est la manière dont il met en lumière la place centrale du corps dans la pensée de Fanon. Trop souvent, on résume son apport à ses écrits (Les Damnés de la Terre ou Peau noire, masques blancs), en oubliant que son regard était d’abord clinique, ancré dans sa pratique de psychiatre. Or, Fanon n’a cessé de rappeler que la colonisation ne s’exerce pas seulement par les lois ou les armes : elle s’inscrit dans le corps des colonisés. Dans leurs tensions musculaires, leurs silences, leurs douleurs inexpliquées, leurs gestes retenus.
À Blida, Fanon observe que ses patients algériens, loin de pouvoir se raconter librement, portent en eux une souffrance double : celle de la maladie, mais aussi celle du refoulement de leur humanité par un système colonial brutal. Ce que le film montre avec justesse, c’est cette souffrance qui ne passe pas par les mots, mais par le corps. Le corps qui dit ce que la parole ne peut encore formuler. Le corps comme lieu d’empreinte du pouvoir, mais aussi comme lieu de résistance.
C’est dans cette perspective que l’on peut faire un pont entre la pratique de Fanon, la psychiatrie institutionnelle, et la Gestalt-thérapie. Ces deux approches, bien qu’ancrées dans des contextes différents, partagent une même éthique du soin : celle d’un accompagnement qui ne sépare pas l’individu de son environnement, qui accueille le corps, l’émotion, la relation comme des dimensions fondamentales de l’humanité.
À Blida, Fanon met en place des pratiques novatrices inspirées de la psychiatrie institutionnelle telle qu’il l'a rencontrée à Saint Alban aux côtés du psychiatre François Tosquelles (1) . Il s’agit alors de sortir du modèle asilaire, de redonner vie à l’hôpital en l’ouvrant à la culture, à la création, à la cohabitation des subjectivités. Le soin n’est plus un geste technique sur un "malade", mais un espace de rencontre. L’environnement devient thérapeutique. Les liens humains, mis en avant dans le film, la reconnaissance mutuelle sont les véritables leviers de transformation.
En Gestalt-thérapie, cette même logique est à l’œuvre pour rétablir la fluidité de contact que ce soit avec autrui, avec soi-même, ou avec le monde. Le thérapeute gestaltiste travaille à restaurer cette capacité à entrer en relation, à sentir, à agir. Il est présent, engagé, et la thérapie se fait dans l’"ici et maintenant", à partir de ce qui se joue dans la séance — au niveau émotionnel, corporel, relationnel.
Fanon, psychiatre et homme qui se laisse transformer par la relation avec ses patients, incarne profondément cette approche vivante du soin. Il n’est pas un observateur détaché. Il est traversé par ce qu’il vit, et c’est cela qui le pousse à prendre position, à écrire, à s’engager. Pour lui, il n’y a pas de santé possible sans justice, pas de soin sans émancipation. Le thérapeute, comme le militant, travaille à faire émerger du neuf, du vivant, de la dignité dans des contextes marqués par l’oppression.
Le film Fanon rend hommage à cette pensée incarnée. Il nous rappelle que soigner, c’est d’abord reconnaître l’autre dans toute sa complexité, y compris sociale, culturelle, historique, politique. Et que le soin commence là où une relation authentique devient possible — une relation qui ne cherche pas à réparer un "trouble", mais à écouter ce qui, dans le corps, dans la parole, dans le silence, cherche à se dire.
C’est aussi un appel, pour nous qui œuvrons dans le champ de l'accompagnement en thérapie, à ne jamais oublier que nos pratiques prennent place dans un monde traversé par des rapports de pouvoir. Que chaque corps qui entre dans nos cabinets porte une histoire. Et que notre responsabilité est de créer les conditions d’un espace de liberté, de rencontre, de conscience et parfois de réparation symbolique.
En cela, la pensée de Fanon, et le film qui lui est consacré, sont d’une précieuse actualité. Ils nous rappellent que le soin ne peut jamais être neutre. Qu’il est toujours situé. Et que nos gestes — thérapeutiques, relationnels, politiques — ont un poids.
Marie-Anne Schonfeld
Gestalt thérapeute - Clermont-Ferrand
(1) Témoignage de la rencontre avec Tosquelles : Frantz Fanon et la psychothérapie institutionnelle , par François Tosquelles, https://shs.cairn.info/revue-sud-nord-2001-1-page-167?lang=fr
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