L'impact
Dans l’intention d’écrire sont présentes tout d’abord à mon esprit des patientes abusées, traumatisées que j’accompagne, des personnes qui ont été et le sont encore, clivées, coupées de leurs ressentis, qui ont dissocié pour survivre et qui, dans la séance, retrouvent ces mécanismes, face au fossé que représente l’accueil que je leur propose, le contenant dans lequel elles pourront, pas à pas, se confier, se blottir, se réchauffer, s’ouvrir…à elles-mêmes, à moi… aux autres, au monde. Dégel de leur vie psychique et physique.
Et puis est venu Félix.
J’ai modifié son prénom. Ce n’est pas anodin, je l’ai fait en conscience, je lui ai donné le prénom de mon père. Je ne m’attendais pas à écrire sur lui, sur ce début de thérapie dans cette thématique de mise en lumière. J’ai besoin d’écrire sur ce patient.
Premier jour de vacances, 23 décembre 2024 :
« Allo, bonjour Madame, je voudrais un rdv. »
Je lui demande s’il est de la région, ayant des personnes qui viennent de loin, et par qui il a eu mes coordonnées.
« J’ai regardé sur internet. » Sa voix est vive, dynamique, presque joviale.
Je pense : « c’est bien, c’est un homme, j’ai beaucoup de femmes en thérapie et peut être il viendra dans mon groupe continu… ». J’ai trouvé une première séance rapidement et puis j’ai dû l’annuler pour la repositionner un peu plus tard. J’avais une urgence.
Alors il me dit : « Oui bien sûr, ce sont des choses qui arrivent dans la vie. »
Et puis je le rappelle, il peut retrouver son premier rdv s’il le souhaite, je me suis organisée différemment. Il me remercie : « C’était urgent moi aussi. »
Félix a 41 ans, marié depuis 13 ans, 4 garçons entre 6 et 14 ans. Il a une très bonne situation, cadre dans une entreprise, il encadre une douzaine de salariés, une belle maison, une Mercédès.
« Qu’est-ce qui vous amène ? »
« Ma femme m’a demandé de partir du domicile ».
Félix est parti vivre chez son père qui est remarié. Il a perdu 7 kilos en un mois. Il est habillé d’un costume gris, pas de cravate. Il a enlevé ses chaussures, comme c’est la coutume dans ma pièce de travail. Il a les épaules voutées. Il paraît vieux. Ses pieds se frottent l’un contre l’autre comme s’il avait froid, peut-être gêné d’être en chaussettes. C’est mon imaginaire qui s’active.
Il me regarde. Il a quelque chose de triste dans le regard, presque hagard. Quelque chose de malsain peut-être ?
Je lui demande pourquoi sa femme l’a mis dehors, il doit bien y avoir une raison.
Il m’avoue qu’il donne des « taquets » à ses enfants, qu’il est impulsif, que c’est un « homme en colère, que tout l’agace très vite. »
« C’est quoi un taquet ? », je lui demande.
« C’est pas comme dans mon enfance ( il fait un geste avec sa main, celle-ci vient frapper dans le vide en direction de mon visage), petit c’était des coups, des vrais coups quoi, de mon beau-père, ma mère ne disait rien, ils se disputaient tout le temps à propos de moi ». Il dit tout cela, froid, je dirais coupé, détaché.
« Pensez-vous que le taquet, ce soit…(il hésite) je n’aime pas ce mot, violent ? »
Pourtant il saignait du nez, le petit.
Dans ces cas-là, je fais parfois de la psychopédagogie. Ça met de la pensée, de la distance émotionnelle quand il y en a besoin. Là, avec Félix, pas d’affect. Pas de pensée non plus.
Nous regardons ensemble la différence entre agressivité et violence, entre colère saine et impulsivité, passage à l’acte, toute-puissance, impuissance... Nous essayons de réfléchir ensemble. Il y a urgence !
Félix dit ne rien ressentir quand je lui pose la question. Mais moi, je ressens, je sens de la peur, une peur qui émerge à certains moments quand Félix me regarde avec des yeux noirs, quand il dit qu’il est agacé par tout, qu’il a la haine de tout et que ce sont ses enfants qui prennent.
Je ne dis rien. Mon intention est de l’accueillir et de contenir. Je laisse circuler mes pensées et la peur. Je pense : heureusement que j’ai 64 ans, des rides, des douleurs dans les lombaires et que ça m’arrive de le dire en séance quand je me lève du fauteuil. Que j’ai de l’expérience et surtout que je sens. Je sens ce que ça me fait, ce contact avec ce patient.
Il y a la peur et il y a l’envie de l’accompagner. Il me faut transformer la peur sinon elle pourrait m’envahir. Sortir de la fascination de la violence. Je n’oublie pas que je viens d’une histoire de violence aussi.
Je suis sur un fil et je sens aussi ma force. Merci à la maturité et à l’expérience comme socle.
Je lui dis qu’il y a une part de lui qui est violente et qu’il ne semble pas pouvoir la maîtriser. Oui, violent, c’est le mot, je lui confirme. Nous allons travailler sur sa responsabilité dans ces situations. Je ne suis pas là pour le juger, néanmoins cette violence, ces « taquets », ses exigences comme il les appelle, envers ses enfants, je ne peux pas les cautionner.
Et tout cela en établissant l’alliance thérapeutique…
Je pense à mon père, je ne dis rien bien sûr. Sa part monstrueuse et sa part qui voulait reconnaître et guérir. Je sens que travailler avec Félix m’offre l’occasion de réparer encore un peu quelque chose de mon histoire. Tout cela est en moi, dans une conscience aiguisée et silencieuse. Je respire tandis que Félix est tendu, les épaules basses, l’air gris.
Deuxième séance : il me dit qu’il a demandé le divorce. Je l’invite à ralentir et à m’expliquer, pourquoi si vite, que se passe-t-il ?
Je lui propose, dans ce tout début de travail, de venir avec sa conjointe pour sa troisième séance. C’est une manière de travailler qui est en lien étroit avec mon expérience des couples à transaction violente ou dans une co-dépendance violente, victime-bourreau.
Je le fais donc, en conscience. Quelque chose qui cherche à ralentir et à sécuriser. Une intention que je mets en lien avec mes résonances, la situation de ce patient et ma clinique.
Il accepte de ralentir, il me dit son soulagement. Il va demander à Adèle. Je lui dis que, grâce à son départ de la maison, sa femme a protégé les enfants, que c’est très important et que ça ne demande pas forcément un divorce.
Peu de temps après, Adèle m’envoie un sms dans lequel elle m’explique les raisons de sa décision de ne pas venir à cette séance : « ll ne vous a pas tout dit. Il est violent avec moi aussi et avec les enfants. Je suis enfin libre, je demande le divorce et j’ai porté plainte. Ce sera la justice qui décidera. »
Troisième séance : Félix vient donc seul. Il cherche avec moi, toujours coupé. Je ressens du froid.
Une tension.
Ses yeux sont noirs, très cernés. Son regard semble me transpercer, mais pas comme celui d’un psychotique, je sais bien que c’est aussi ma subjectivité qui me fait glisser dans la peur ; tandis que Félix répond à mes questions, j’imagine qu’il se lève et me frappe, je regarde ses mains, elles sont larges. Elles ont frappé déjà. Il se demande s’il n’a pas été trop loin avec sa femme. Je lui dis la couleur du sms d’Adèle. Il sent monter en lui de la peine.
« Elle vous a écrit que j’étais violent avec elle. Pourquoi ? »
« Oui pourquoi Félix ? », je lui demande.
« Adèle a été violée dans son enfance », me confie-t-il. Et lui, qu’a-t-il fait ?
Il se demande s’il n’a pas lui-même violé sa femme.
« Vous voulez dire que peut être elle n’était pas consentante ? »
« Oui. A 30 ans, on essaie des trucs. On sait pas que ça plait pas toujours. Je veux dire sexuellement. »
Il reconnait que pour ne pas perdre la face, il m’a dit que c’était lui qui demandait le divorce mais c’est sa femme qui l’exige. Il ira peut-être en prison. Ou il aura une énorme amende. Il ne sait pas. Il ne veut pas trop le savoir. Je lui demande s’il a peur. Il ne connait pas cette émotion.
Je ne sais pas comment le chemin va se faire avec Félix. La justice va aussi faire son œuvre. Ce sera un tiers important dans le travail ensemble.
Je ressens une forme de compassion pour cet homme quand il quitte mon bureau la veille de Noël, veillée qu’il passera seul. Il a trouvé un studio et pour la première fois de sa vie, il a besoin de cette solitude pour penser.
Cette compassion n’enlève aucunement sa responsabilité. J’aime la Gestalt à cet endroit avec cette valeur forte, la responsabilité, celle de conscience aussi, j’aime travailler avec mon être entier au service de la situation, au plus près de ce que j’éprouve dans mon corps, au plus près de mes émotions, dans l’interaction avec cet autre, dans cette intercorporalité; c’est ce qui m’a poussée vers la Gestalt en 1992, alors que j’étais également très imprégnée d’une culture psychanalytique. Mais avoir la chance d’être ouverte à ce qu’on ressent alors même que notre patient se perd et ne ressent pas, c’est formidable et l’utiliser comme un levier thérapeutique, c’est un « faire avec » qui pourrait, pas à pas, contrecarrer la violence.
Je suis sa colonne vertébrale, je suis son appareil à penser, je suis l’émotion qu’il ne peut pas encore ressentir. Et je vais m’en servir, à son service.
Toutes ces pensées qui me traversent alors que je suis assise dans mon fauteuil, Félix en face de moi, dans un autre fauteuil espacé d’un bon mètre, me permettent de transformer la peur en moi, de la remettre à sa place : c’est probablement Félix qui a peur. Je dirais même qu’il est terrorisé. De conscientiser avec moi qu’il est violent et de commencer à faire des liens avec la violence qu’il a subie dans son enfance. La terreur est le propre des enfants battus.
Et c’est au cours de cette troisième séance que Félix me raconte comment il se souvient d’avoir frappé sa femme. L’aîné des garçons avait fugué, c’était il y a un an, Félix était rentré précipitamment et en arrivant, voyant son épouse en pleurs, il l’avait durement frappée.
Nous avons décortiqué calmement cette situation et Félix a senti qu’il avait eu tellement peur d’une catastrophe qu’il avait dû couper avec ce ressenti - comme il le faisait petit - et le passage à l’acte l’avait apaisé. Je lui ai parlé de l’identification à l’agresseur, l’agresseur s’anesthésie en organisant sa domination sur l’autre. Je lui ai parlé de la mémoire traumatique comme modèle théorique pour comprendre l’origine des symptômes des victimes comme des agresseurs.
Il est reparti. Il pleurait.
Il a pris plusieurs séances en janvier.
Katouchka Van ditzhuyzen Collomb
Psychologue clinicienne.
Gestalt thérapeute du couple.
Autrice.
Édito
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