Plouf !
Ce thème de la conscience nous amène directement aux sources de la Gestalt. Il en était déjà question dans La faim, le moi l’agressivité en 1942 avec la troisième partie du livre qui s’intitule « Thérapie de la concentration » puis avec le PHG qui comportait deux tomes. Le premier reprenait cette idée de thérapie de la concentration et proposait une série d’exercices pour accroître sa conscience dans l’ici et maintenant, pour s’entraîner à sentir et le second développait la théorie du Self. Le premier est plus ou moins tombé dans les oubliettes en France alors que le second constitue aujourd’hui le texte fondateur. La conscience était donc là, partout dans la Gestalt au début, et a été peu à peu reléguée au second plan au profit du self, sans toutefois disparaître.
Quand on parle de conscience en Gestalt, nous avons un couple de mots « awareness-consciousness » l’un n’allant jamais sans l’autre. Robine traduit cet ensemble lexical par conscience immédiate et implicite du champ (awareness) et sa mise en mots (consciousness). Entendons par « mise en mots » le fait déjà de se dire à soi-même ce qu’est cette sensation que j’éprouve. Il n’est pas là question d’explications ou d’élaborations poussées. C’est un couple de mots primordial dans notre métier de gestalt-thérapeute, c’est notre boussole. Ainsi, nous utilisons notre corps pour penser, comme dans toute pratique thérapeutique, mais aussi pour sentir, ce qui est plus spécifique à notre clinique. La formation des gestalt-thérapeutes passe donc par un développement de l’awareness et de la consciouness, par une habitude à faire la navette entre les deux.
À ce titre, je coanime depuis quelques années un stage à l’EPG que mes aînés ont créé et qui s’intitule Corps et eau. L’objectif est véritablement d’aider au développement de l’awareness et de la consciousness par des expérimentations en piscine d’eau chaude. Nous travaillons sur les processus corporels. Il s’agit des micros-mouvements ou des mouvements plus amples internes et externes qui ont lieu lors de mon interaction avec l’environnement. Mon mouvement me dirige vers l’environnement pour entrer en contact, en même temps que j’ai besoin de l’environnement pour me mouvoir : je quitte le sol, je vais chercher, je m’agrippe, je me laisse porter. Tous ces processus corporels me permettent de vivre l’expérience de contact à travers mon corps. La piscine d’eau chaude est alors un terrain idéal pour s’entraîner à sentir et à conscientiser.
Si vous le voulez bien, je voudrais vous amener avec moi dans ce stage expérientiel le temps de cet article pour vous faire goûter à ses richesses, à ses difficultés… Si vous êtes disponibles, alors, plongeons… Mais avant… Je vous retiens encore un instant… Le cadre… Pour plonger plus tranquillement…
Rien ne vous sera imposé, à chaque moment vous pouvez dire stop lors d’une expérimentation et celle-ci s’arrête pour vous sans que vous ayez à donner d’explications, pas de nudité et bien sûr lors d’éventuels rapprochements entre les corps, pas de contacts avec les parties génitales…
S’il n’y a pas de questions, maintenant, plongeons…
Le lieu qui nous héberge tient à notre disposition un grand bassin. Les baies vitrées donnent sur le jardin. L’air y est chaud et assez vite des vapeurs d’eau se dégagent, venant embuer les carreaux. Je suis dans le bassin avec ma coanimatrice et nous vous accueillons, nous vous tendons la main pour que vous entriez dans l’eau. L’eau est assez chaude (37 degrés). Votre épiderme s’imprègne de cette température inhabituelle pour un milieu aquatique, sauf à réveiller des consciences archaïques, des sensations intra-utérines. Peu à peu, d’autres entrent dans la piscine et tout le monde commence à se promener doucement pour appréhender cet élément, en silence. Une atmosphère assez particulière s’installe. La vue est légèrement empêchée à cause de la vapeur qui surnage, il y a le contact avec l’eau chaude, les sons sont marqués par les clapotis des corps qui se déplacent dans le bassin, les odeurs saturées par l’humidité, les bouches fermées pour ne pas laisser entrer de l’eau dans laquelle une vingtaine de corps baignent. Vous voyez des silhouettes qui marchent à côté de vous, vous les croisez. Quelques regards sont échangés mais surtout nous vous proposons de rester dans votre bulle le temps de vous habituer à l’élément, aux sensations. Nous vous proposons de continuer à marcher dans l’eau mais les yeux fermés cette fois-ci. Vous n’êtes pas très à l’aise à l’idée de toucher des corps au gré de votre chemin mais vous savez que vous pouvez reculer s’il y a un contact désagréable, que vous pouvez vous mettre dans un coin, que je suis là avec ma coanimatrice pour faire attention à vous. Nous gardons les yeux ouverts pour veiller sur votre marche silencieuse et aveugle. Les sensations se modifient une fois les yeux fermés. Elles se révèlent, s’intensifient. Ce n’est plus « le regard qui « s’oriente vers » et qui cherche à nommer, mais celui qui est « affecté par » qui laisse le monde entrer en lui sans volonté de prise »(1)
Peut-être que ma description provoque déjà chez vous, lecteurs, quelques sensations : envie de plonger avec nous ? Dégoût de cette eau et de tous ces corps ? Peur ? Comment le savez-vous d’ailleurs ce que cela provoque chez vous ? Sur quoi vous appuyez-vous pour dire cela ? Sans doute votre corps a-t-il manifesté une quelconque réaction à l’évocation des sens stimulés ci-dessus. C’est un travail de conscience que d’être vigilant à l’extéroception (sensibilité liée à l’extérieur de l’organisme par l’intermédiaire de la peau, des phanères et des muqueuses) et à l’intéroception (perception de l’état interne du corps).
Nous restons ainsi un long temps, à déambuler dans l’eau les yeux fermés. Les sensations montent au fur et à mesure, se modifient, vous en découvrez de nouvelles qui n’étaient pas présentes au début du bain. Nos voix, celle de ma collègue et la mienne, vous guident, vous invitent à vous écouter, à ne pas rester au milieu des autres si vous souhaitez ne pas rencontrer de corps, à oser le contact avec une peau que vous ne connaissez pas. Nous nous approchons de vous qui restez dans votre coin pour nous assurer que tout va bien, de vous qui êtes au milieu pour être sûr que les contacts conviennent, nous regardons aussi vos visages, vos corps, ce qu’ils expriment sans mots pour être sûr que personne ne s’impose quoi que ce soit. Nous guettons notamment les signes de pétrification, de paralysie, d’hypotonie qui pourrait être l’expression d’une anesthésie, autant de signes possibles de sidération traumatique qui font que l’organisme est bloqué dans ses composantes perceptives, motrices, cognitives et affectives. Nous voulons éviter que vous vous fassiez mal dans ces expériences où les sensations sont très sollicitées.
Continuons, pour voir si la première expérimentation proposée vous plairait…
Votre corps est déjà un peu plus habitué à l’eau, à la présence des autres. Nous vous proposons de vous mettre ensemble par petits groupes de quatre avec le souci de vous sentir en confiance avec les personnes qui composeront votre sous-groupe. Vous devez vous choisir. Vous regardez ici et là, très vite des évidences se manifestent, ça flotte par moments, des groupes se font, se défont, se refont. Nous vérifions si tout le monde se sent à l’aise avec ses collègues qui vont vous accompagner pendant cette expérience.
Nous vous proposons d’expérimenter du portage, c’est-à-dire la possibilité d’être complètement porté par l’environnement et qui correspond à l’expérience archaïque d’un maternage proximal dans lequel l’individu construit une sécurité affective de base. Nous savons bien sûr que cela n’a pas été toujours possible et que « le sentiment continu d’exister suffisant »(2) est très affecté par nos expériences de vie en lien avec les soins reçus de nos parents au plus jeune âge. Peut-être allez-vous donc replonger dans les premières années de votre vie, voire dans les premières semaines ou les premiers jours.
Ma collègue et moi vous montrons comment faire ce portage. Nous vivons l’expérience devant vous en quelques minutes puis nous vous invitons à vous lancer. Vous choisissez qui sera la première personne portée. Les autres s’organisent autour d’elle. Vous nommez ce que vous ne voulez pas, là où vous ne voulez pas que l’on vous touche, comment vous voulez être porté. Les mains se positionnent dans le creux poplité, à l’arrière du pied sur la cheville, sur la nuque pour soutenir la tête, vous laissez une main se poser au niveau du rachis lombaire. Vous commencez à sentir l’environnement vous porter. Vous flottez. Nous invitons les groupes à prendre soin de la tête pour qu’il n’y ait pas d’eau qui entre dans le nez lors d’une phase de lâcher prise, pour ne pas interrompre brutalement ce mouvement de confiance dans l’environnement. Nous invitons aussi à ce que les corps soient le plus possible submergés, pour qu’ils restent au chaud. Certains sous-groupes initient des bercements, d’autres avancent doucement. Un calme profond s’installe. Nous passons de groupe en groupe pour réajuster des contacts. Nous sommes vigilants aux personnes qui portent aussi. Comment s’ajustent-elles pour que le fait de porter ne soit pas trop lourd ou inconfortable ? Là aussi nous réajustons certaines postures. Vous vous enfoncez dans les sensations. D’autres ne peuvent rester qu’en surface des ressentis, ne peuvent faire complètement confiance à l’environnement. Il n’y a pas une bonne et mauvaise façon de vivre cette expérimentation. Ce portage est expérience : il nous fait sentir ce qui est et élargit ainsi notre conscience corporelle. « Ce n’est pas parce que je pense que je suis. C’est mon corps, ce sont les corps qui existent en premier, et je leur dois les trois sentiments de ma propre existence en tant que corps, de l’existence des corps en général et de mon existence en tant qu’esprit capable de penser les corps »(3)
Vous vous laissez aller. Des envies émergent. Envie de vous recroqueviller, de vous accrocher à un des corps qui vous portent. Le portage que vous vivez fait référence plus largement à comment on s’occupe de vous en ce moment-même et vous renvoie à comment on s’est occupés de vous bien entendu. Le groupe continue de s’organiser pour vous offrir de la surface portante, de la présence, du soin. Votre peau se colle à une autre et l’on vous tient dans des bras tandis que les vôtres sont autour d’un cou. Un contact privilégié s’installe. Peut-être est-ce cela dont vous avez besoin ? Sentir du plus proche et accentuer le holding de Winicott (comment vous êtes porté, le maintien physique que l’on vous offre) pour laisser résonner plus fortement le handling (comment vous êtes manié, traité dans le moment présent).
L’expérience dure. Il est nécessaire que l’on vous laisse du temps si vous souhaitez que vos sensations se déploient. Quinze minutes d’expérimentation pour chaque membre du groupe. Comment vivez-vous le fait d’être porté ainsi ? Comment vous apparaissent ces mains posées à des points stratégiques de votre corps ? Que se passe-t-il à la surface de la peau et qu’est-ce que cela provoque en matière de sensations et d’émotions ? Le dedans, le dehors, la sensation, signal de l’émotion et son expression sous forme de larmes, de rougeurs, de recul, d’un froncement de sourcils, de soupirs puis les mots que l’on pose dessus, dans sa tête, pour dire la tristesse, la colère, la joie.
Nous aimerions vous laisser plus mais le temps nous en empêche. Trois jours de stage, une petite vingtaine de personnes dont il est nécessaire que nous nous occupions de manière individuelle. Nous vous invitons à quitter ce portage, toujours dans le silence mais avec le soin nécessaire pour quitter, pour vous rendre au monde qui vous entoure. Des sourires s’échangent. Le rythme est ralenti. Vous allez à votre tour porter quelqu’un du sous-groupe. Les sensations ne seront pas moins présentes. Elles sont là, tout le temps. Que connaissez-vous de vous en position de soutien ? Comment vivez-vous le fait de prendre soin de quelqu’un ? Vous mettez vos mains sur le corps de quelqu’un que vous portez. Vous regardez cette personne, vous veillez sur elle, sur son moment et vous avez en charge qu’elle se sente en sécurité. Cela repose sur vous et vos collègues. Peut-être que materner vous plaît, peut-être que cela fait monter l’anxiété chez vous. C’est une responsabilité qui peut paraître lourde. Vous cheminez durant l’expérience et d’autres passent entre vos mains.
À la fin, de la fatigue, le relâchement des corps qui ont passé deux heures dans cette eau chaude, et l’envie de mettre des mots se disputent à la conscience, l’agréable et le désagréable des sensations. Il va être temps d’élaborer et de développer la consciousness après avoir largement sollicité l’awareness. Nous nous retrouvons en grand cercle, tous ensemble avant de quitter le bassin. Un mot, juste un mot, chacun, pour dire comment vous êtes, là, maintenant. Les adjectifs, les noms, les verbes sont égrenés. Sensations, émotions, envies s’enchaînent à travers ces vocables. Nous allons nous occuper de cela hors de l’eau, donner encore plus de sens, aller au bout d’une sensation, aider à traverser le difficile d’une émotion.
Allez prendre votre douche… Nous nous retrouvons dans une demie-heure dans la grande salle, au sec, pour la suite. D’autres expériences se dérouleront demain dans l’eau, d’autres opportunités de laisser le corps parler.
Vous quittez le bassin. L’air moins chaud vous saisit. Votre regard se porte sur les vapeurs qui encombrent la piscine et qui donnent un sentiment d’irréalité au moment qui vient d’être vécu.
Dans ce stage, nous développons la conscience par les sensations corporelles, ce qui n’est pas une façon si courante de l’aborder dans notre société occidentale. Un jour, Descartes a dit « Je pense donc je suis » et cela a déplacé le centre de notre existence vers nos fonctions cognitives. Par ces expériences en piscine, nous cherchons à rééquilibrer les choses et qui sait peut-être qu’un « je sens donc je suis » trouvera une plus juste place dans notre humanité.
Laurent Biscarrat
(1) Strauss E., le mouvement expressif dansé, cité par Alice Godfroy dans Un atlas des figures, https://www.pourunatlasdesfigures.net/atlas
(2) Winnicott D.W., Le bébé et sa mère, Payot, 1987
(3) Spinoza B., L’éthique, 1677
Édito
En début d’hiver dernier, quand nous échangions sur les textes reçus pour le numéro précédent,...
L'impact
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