Les états de conscience de Camélia
Entre handicap et normalité, être vivant, être conscient d’être vivant.
En cette année 2024, où des acteurs handicapés passent devant la caméra et montent les marches du festival à Cannes, où les athlètes para-olympiques ont pris de l’ampleur lors des jeux de Paris et où passent en prime time les journalistes du Papotin, si spontanés et authentiques, me vient l’envie de vous présenter une des personnes porteuses de handicap que j’accompagne au sein du cabinet depuis des années.
Ce mot handicap vient de l’anglais explique wiktionnaire. À l’origine il est composé de trois mots :
« hand in cap » ( main dans la casquette) correspondant à l’époque à un jeu de troc. Il est utilisé dans le domaine du sport et le sens médical apparaît au début des années 1950. La définition de l’OMS dit que : « est handicapé.e, toute personne dont l’intégrité physique est passagèrement ou définiti-vement diminuée, soit congénitalement, soit sous effet de l’âge ou d’un accident, en sorte que l’autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvrent compromises »
Le handicap devient plus visible et les consciences populaires s’autorisent à plus de clarté dans la reconnaissance de ces êtres humains qui ont leur place dans notre société et dans nos cabinets.
Ce thème me parle aussi personnellement car comme dans de nombreuses familles, certains de nos membres sont handicapés de naissance ou par accident de la vie.
Dans cet article j’aimerais donner un espoir, si besoin en était, de sortir de l’idée du handicap abêtis-sant.
Une de mes plus anciennes patientes est porteuse « d’un petit truc en plus », Camélia ( prénom d’emprunt), âgée maintenant de 35 ans.
Un jour de septembre 2012, j’ai reçu cette jeune fille, Camélia, au faciès un peu particulier avec un front large, aux yeux rapprochés en amande cachés derrière des lunettes. Elle est une jeune fille
élégante au sourire généreux, communicatif. Elle est très spontanée et m’apprend dans une élocution parfaite qu’elle est porteuse d’un handicap : trisomie 21, en mosaïque précisa-t-elle.
Le syndrome de Down en mosaïque est probablement dû à une non-disjonction au cours de la 2e division cellulaire chez l'embryon. Les sujets qui ont un syndrome de Down mosaïque ont deux
lignées cellulaires, une normale avec 46 chromosomes et une autre avec 47 chromosomes, dont un chromosome 21 supplémentaire. Le pronostic intellectuel et du risque de complications médicales dépend probablement de la proportion de cellules trisomiques 21 dans chaque tissu différent, dont le cerveau (1)
Elle est arrivée au cabinet sur proposition d’une collègue car son émancipation la confrontait à une nouvelle réalité de la vie. Certaines rencontres malheureuses voire toxiques et des deuils familiaux lui avaient fait perdre sa joie de vivre. Je remarquais chez elle une tendance à respecter à la lettre les règles de politesse et de ponctualité. J’observais une certaine rigidité corporelle et l’imaginais avec une certaine rigueur dans sa vie qui l’aidait à tenir.
J’étais très touchée en entendant son histoire. Elle est la dernière d’une fratrie de quatre filles dont une est décédée à quelques jours de vie. Sa famille est très présente et a favorisé son évolution par des soins ciblés.
Pendant sa scolarité elle a été harcelée et souvent traitée de « mongole », insulte à visée humiliante. Sa différence dérangeait, mettait mal à l’aise les jeunes adolescents dits normaux autour d’elle. Elle se réfugiait auprès de l’infirmière du collège. Camélia en garde une grande blessure.
Elle a obtenu des CAP en restauration et sait conduire sa voiture.
Elle a toujours vécu chez ses parents puis a demandé à intégrer un ESAT ( établissement et services d’accompagnement par le travail) après sa majorité.
Au début de la prise en charge, je pensais souvent à ma nièce qui est porteuse d’une Trisomie 21 simple, vit en institution et ne pourra jamais être indépendante.
De quelle manière mes pensées pouvaient-elles influençer la thérapie de Camélia ?
En silence, je comparais, j’essayais d’évaluer, je l’admirais. Au fil des séances, j’écoutais et j’étais parfois perturbée quand je cherchais où étaient sa part handicapée et celle dite normale. J’étais á deux endroits différents. Si je lâchais ce mécanisme alors je laissais se dérouler, se dévoiler cette jeune femme avec ses émotions intenses. Un jour où je sentais une forte résonance entre elle et l’histoire de ma nièce, j’ai ouvert sur la diversité des capacités des enfants porteurs de Trisomie 21 à s’adapter dans la vie, dans leur quotidien. Mon intention délibérée dans cet « aller vers » Camélia était de libérer quelque chose qui m’encombrait et lui faire entendre que je connaissais ce handicap et que nous pouvions être sur du commun. Elle a alors exprimé qu’elle était bien consciente de sa chance dans ce handicap et de ses propres capacités.
Dès les premières rencontres, elle me touchait, m’attendrissait dans son envie de s’en sortir. Ses changements brusques d’humeur entre rires et pleurs, entre gravité et légèreté étaient perturbants. J’essayais de mettre de la conscience dans le processus et non dans le contenu. Je me questionnais aussi sur une pathologie psychique. Je me sentais déstabilisée par son fonctionnement qui me déran-geait. J’étais souvent surprise par ses revirements d’attitude entre rire et larmes. Quand je les lui fai-sais remarquer, elle répondait simplement qu’elle était comme ça et point final.
En tant que jeune thérapeute, j’aurais préféré rester dans du connu avec une continuité de la pensée et être ainsi rassurée.
Camélia me surprenait aussi par sa qualité d’analyse des événements qu’elle avait vécus.
Elle avait sa place là en face de moi et j’apprenais d’elle la simplicité, la détermination à être auto-nome et son envie d’être libre dans sa nouvelle vie de femme. Les normes, les codes de la société et les valeurs de son éducation ont influencé naturellement son évolution.
Ensemble, nous apprenions à ralentir le rythme et nous rejoindre quelques instants car sinon elle par-tait dans des provocations, c’est à dire qu’elle lançait quelques mots et suspendait… attendant mes questions comme si elle vérifiait l’intérêt qu’elle suscitait. Là encore prendre le temps de vérifier ma qualité de présence et sentir ce qui est le plus juste à son service.
Petit à petit j’ai tenu ma posture, notre alliance s’est installée. Elle m’a fait naître en tant que sa thé-rapeute.
Son syndrome de Down a engendré un léger déficit intellectuel. Elle a tendance sur le plan affectif à tomber amoureuse rapidement. Elle est naïve, d’autant plus vis-à-vis des hommes la convoitant. Nous remettons alors un peu plus de clarté sur ses sentiments et du cadre quand elle s’oublie. Elle dit avoir grand besoin d’un contact physique dont elle a manqué.
Il m’est arrivé, en fin de séance, de lui proposer de me tenir plus proche de son fauteuil, puis de se contacter par nos mains. Doucement, elle prend conscience des sensations de sa main dans la mienne. À ce moment-là, elle revient dans son corps et son visage change d’aspect, elle se détend. Elle constate son mieux-être avant de nous séparer.
Nous avons évoqué qu’elle pourrait demander le même contact auprès de sa maman mais « ça ne se fait pas ». Au bout de plusieurs années sa tentative a été fructueuse.
J’aime travailler avec cette approche humaniste gestaltiste qui prend soin du corporel, de l’émotionnel et remet du lien entre un vécu compliqué et un psychisme encombré. Je m’appuie le plus souvent possible sur l’awareness qui nous rend vivant et plus libre dans la relation thérapeutique et dans la vie.
Camélia vit en société et a travaillé en « milieu ordinaire » pendant plusieurs années où elle s’est adaptée tant bien que mal. Son expérience professionnelle dans la restauration fut un choc. Elle a voulu faire honneur à l’amour d’une grand-mère qui lui avait appris à cuisiner mais son corps a dit stop. En effet d’importantes douleurs dorsales s’installaient pendant et après son service. La position debout pendant plusieurs heures et la rapidité des gestes à effectuer qu’on lui demandait en cuisine deviennent vite très fatigant. Camélia a rencontré alors ses propres limites malgré toute sa bonne volonté et n’a pas pu s’adapter à la pression montante à chaque service en cuisine. Plusieurs arrêts maladie ont été nécessaires pour qu’elle puisse retrouver son intégrité. D’un commun accord entre elle et son patron, il a été convenu d’un arrêt du contrat. Elle a alors pris conscience que la cuisine familiale est un réel plaisir mais subir la pression d’une grande cuisine est une limite, non un échec. Elle a su acquérir de nouvelles compétences en s’orientant vers l’administratif.
Nos patients quels qu’ils soient, peuvent-ils être à un moment de leur vie et dans nos cabinets des handicapés de la vie, handicapés de la relation ?
Elle et moi
J’ai traversé moi même des périodes très difficiles. La thérapie lentement m’a aidée à dégeler un état d’être angoissé, traumatisé. La dissociation suite à un trauma engendre un long processus pour rejoindre la rive du monde des humains qui ressentent, qui pensent et qui analysent et nécessite de la patience et de nombreuses prises de conscience.
Au fil de la thérapie, Camélia a toujours cherché à rester le plus autonome possible. Après avoir logé dans différents internats, elle vit maintenant chez elle. Elle veut être maman et avoir des enfants comme ses sœurs, sa mère, parce qu’elle est femme avant tout. A l’occasion des naissances dans sa famille, elle était à la fois ravie et très mal pendant sa séance. Elle rêvait d’un idéal avec des enfants et un gentil mari. Elle n’a pas conscience de la charge mentale, énergétique et de la disponibilité psy-chique nécessaires pour élever un enfant.
« Différente des êtres, elle cherche, désespérément, tel Narcisse, un miroir qui puisse lui refléter une image d’elle-même » S. Knorff-Sausse (2).
Elle a besoin de sa famille et des professionnels mais elle limite le plus possible. Nous avons souvent visité le thème « normalité et handicap ». Elle y adhérait le temps de la séance avec l’habit du para-doxe invariable où la bizarrerie de la génétique lui a imposé cette forme.
Il fut un temps au début du XXe s. où les enfants dits de type « mongolien » par ressemblance à des traits physiques de ce peuple, étaient parqués dans des institutions religieuses et maltraités.
Sera-t-il possible un jour, que nous nous acceptions les uns les autres avec nos singularités, nos diffé-rences sans jugement ni discrimination ? Le monde actuel nous montre que nous avons du chemin à faire autour de la tolérance et de l’humanité.
Aujourd’hui je repère comment Camélia a grandi. La confusion a été souvent présente dans ses pro-pos et elle donnait l’illusion de tout comprendre. Ses traumas de femme sont moins douloureux et elle a conscience de son évolution. La honte, sentiment secondaire aux humiliations subies, est plus acceptable. Sa parole se libère encore. Pendant la séance elle sait que mon silence face à ses sus-pensions est une marque de soutien à son discours. Elle a toujours gardé son cap, ses ressources sont remarquables. Sa famille reste très importante. De temps en temps elle râle sur ce qu’elle ima-gine comme de la surprotection de la part de ses parents.
« Je ne suis plus une enfant » dit-elle
« oui mais, par certains côtés un peu quand même » pense la thérapeute.
Elle vient de s’installer en couple et son désir de devenir maman est d’autant plus fort.
Je repense à des périodes de ma propre thérapie où je vivais de la confusion. Je me suis sentie par-fois tellement « bête », en souffrance, dans la relation à l’autre. Est-ce que cela faisait de moi un être handicapé, est-ce que j’ai frôlé un diagnostic invalidant ?
Il m’a fallu beaucoup de temps, d’énergie, de travail, pour évoluer. La post formation et la clinique du traumatisme, la supervision, continuent à renforcer mes compétences et approfondir ma pré-sence à mes patients.
L’angoisse nous handicape et installe des comportements de survie. Il est difficile et bon de la repé-rer, de la regarder, de passer par le corps, par le mouvement pour retrouver une conscience de notre être plus incarné.
Revenons maintenant à Camélia et au chemin parcouru. Elle a toujours su mettre des mots sur ses ressentis, ses émotions et en même temps elle est freinée par cette problématique génétique im-muable. J’ai dû m’adapter à son fonctionnement et lentement, très lentement lui proposer de rester dans un ici et maintenant plutôt que de s’accrocher à son passé.
Ses pirouettes sont moins fréquentes. Camélia vit davantage dans le réel.
La honte, Camélia la vit, actuellement, quand elle ne trouve plus de travail en milieu ordinaire malgré de nombreux entretiens. Elle a décidé de revenir d’elle même vers une institution spécialisée. Le monde du travail est compliqué et malgré les lois favorisant l’insertion des personnes porteuses de handicap dans les entreprises, elle a du mal à trouver sa place. Elle avait déployé beaucoup d’énergie à sortir d’une institution. Elle y revient par sécurité, par limites personnelles ou celles de la société ou par conscience de sa situation et je retrouve une femme dynamique, pétillante, vivante.
Ajustement créateur ou ajustement conservateur ?
Camélia a intégré un lieu de travail connu et sécurisant dont elle a besoin et parce qu’elle y est obli-gée pour aller vers plus d’indépendance.
Sa dernière actualité est d’arrêter la thérapie. Je suis émue de sa décision. Je sens au fond de moi que c’est gratifiant pour elle et pour moi mais je réalise mon envie de garder le lien et de suivre son histoire. Je respecte son choix d’un départ annoncé et préparé. Elle me donne à entendre son désir de devenir encore plus autonome sans thérapeute et avec le moins d’aide sociale possible. Elle sait entamer les procédures nécessaires et frapper aux bonnes portes si besoin. Elle n’est pas isolée.
Entre idéal et réalité, autonomie et dépendance, amour et traumas.
Comment se considérer normal, sain et en bonne santé et/ou malade, handicapé.
Qui vit mieux sa vie ?
Le paradoxe a été très présent dans la vie de Camélia, à la fois vivante et pas ordinaire, comme son ADN. La thérapie gestaltiste propose alors des voies aménageables autrement que par le mental. Camélia a fait de sa différence une force. Elle a su, a pu, de par une famille très soutenante, une gé-nétique paradoxale, des professionnels et sa personnalité bien ancrée, devenir une femme qui existe, vit en société à la frontière de la normalité dans sa singularité et son unicité.
Les personnes porteuses de handicap à des degrés variables font partie de notre société. Les institu-tions protègent les plus vulnérables mais d’autres encore évoluent au milieu des normaux a-normaux. Dans ce « a » dit privatif de la grammaire française, qu’est ce qui fait tant de différence ? Je n’ai pas vraiment la réponse mais il y a surtout le questionnement éthique de chacun d’entre nous.
Pascale Dauchez
Gestalt-thérapeute en cabinet, anciennement thérapeute en CATTP parents-bébés (pédopsychiatrie), très intéressée par l’influence des traumas et les mécanismes de survie chez les enfants et les adultes.
(1) site internet MDL Nina N. Powell-Hamilton
(2) S. Knorff-Sausse S. (2010) le miroir brisé.
Pour aller plus loin
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