Psychopathologie esthétique et décoloniale des perceptions
Au-delà de l’emprise des sens.
Prélude
J'ai vécu de nombreuses expériences qui m'ont profondément touché tout au long de ma vie. L'une d'entre elles consistait à en savoir un peu plus sur la vie des errants des routes. Je les ai rencontrés pendant une année au cours de mes voyages de la ville de Macaé à la ville de Rio de Janeiro.
Tous les samedis matin de l’année 1998 je prenais la route pour essayer de connaître le monde des errants.
Soudain quelqu’un sort d’un endroit en bordure de la route... peut-être dormait-il dans les herbes... Lorsque je le regarde de loin j’arrête la voiture et je l’attends pour parler avec lui. Il s’approche de moi peu à peu et je lui dis : « Bonjour ! Ça va ? Vous êtes en train de voyager sur les routes ?!». Il s’approche de moi en disant : « Oui... je viens de me réveiller... la nuit était froide... mais j’ai trouvé un trou pour me réchauffer ». Á ce moment-là j’ai imaginé comment devait être sa vie, son origine, son histoire. On se présente et je lui demande : « Ça fait longtemps que vous voyagez sur les routes ?» Il dit : « Oui... le monde s’est fini pour moi il y a longtemps... j’ai tout perdu, ma famille, mes parents... ».
Le Champ Compositionnel
Je suis touché par ces mots et je sens le froid et les vents des matins d’hiver qui frappent mon visage. J’attends un peu pour mieux savourer ce moment en regardant la beauté exubérante des montagnes que nous entourent, les chants des oiseaux qui passent au-dessus de nos têtes, les montagnes vertes et les herbes qui dansent au flux des vents. Après un temps, je lui demande : « Vous pouvez me raconter un peu de votre histoire ? Vous avez dit que votre monde est fini... ». Alors, il me répond : « j’étais un petit marchand dans ma ville, j’habitais dans une ville au Nord-Est du Brésil, il manque de l’eau là-bas, la terre est très sèche et la faim affecte beaucoup de gens. Je n’ai plus supporté y vivre, ma femme est morte, mes enfants ont commencé à se disputer parce que j'avais une petite épicerie en ville. Quand j'ai vu qu'ils étaient plus soucieux de l'argent que moi, j'ai préféré monter à l'arrière d'un camion pour partir sur les routes ! ».
Il me dit qu'il a préféré suivre les routes. Il y a vu des paysages, des lieux, des oiseaux. Il a trouvé le froid de l'aube. Mais il a rencontré des gens qui l'ont accueilli avec de la nourriture et un peu d'attention. Il a appris à composer avec ce qui était disponible et à sa portée.
C'est le champ compositionnel qu'il coconstruit avec des lieux, des paysages, des inconnus, des oiseaux, avec le froid de l'aube, mais avec la chaleur d'une vie vécue de manière authentique et originale.
Il dit : « avant je vivais la vie des gens. Maintenant je vis avec la nature ». Il coconstruit avec la nature un champ compositionnel fait d'incertitudes, d'imprévisibilités. Il «danse la vie» et s'oriente vers des chemins incertains. Il découvre qu'il peut être aware en composant avec les êtres non humains et, de temps en temps, avec les êtres humains.
L’anthropoécologie d’appartenance avec la nature
Son histoire me touche et je sens ma poitrine serrée, mon corps tendu. J'ai ressenti la douleur, la souffrance existentielle de cet homme. J'étais silencieux, me laissant juste être réceptif à ses paroles. Celles-ci dessinaient dans mon esprit des images sur la relation avec sa femme, son lieu de travail, la petite ville, ses enfants se disputant « l'héritage ».
Il continue : « C’est pour tout ça que je suis parti sur les routes, pour marcher sans penser à rien, pour aller jusqu’à la fin du chemin. Donc, je pars tous les jours et je regarde la fin du chemin là-bas. Est-ce que vous voyez la fin du chemin là-bas, me demande-t’il ? Je lui dis : « Oui, je regarde la fin du chemin jusqu’au point que mes yeux atteignent mais, je ne sais pas... ». Il insiste : « Regardez... » - il reste auprès de moi, en indiquant avec l’index de la main droite, jusqu’au point où les yeux ne voient plus rien, et il continue : « Il faut ouvrir les yeux. On peut ouvrir les yeux pour découvrir ce qu’on ne regarde pas ».
Il dit encore : « Je vois un endroit, un endroit qui va m'accueillir et peut-être me faire un câlin. » Il rapporte que, parfois, il trouve dans les maisons simples sur les routes un endroit où il est accueilli. « Ils me donnent de l'eau et de la nourriture et c'est déjà un câlin. Un endroit avec des gens que je n'ai jamais vus, un endroit où je me sens chez moi, même si ce n'est pas chez moi. Et je traverse la vie de lieu en lieu pour ne pas rester beaucoup de temps dans chaque endroit... ».
Je reste là, ressentant et imaginant cette façon de vivre la traversée. Son sens est de faire du voyage son sens, bien plus que l'arrivée.
Je comprends que son histoire continue à se faire à partir de liens subtils, mais accueillants. Peut-être sent-il le geste d’être embrassé par les vents, le paysage exubérant des montagnes enveloppées par les « corps » des nuages.
Comme nous dit mon amie canadienne Lise Roy(1) : « Chaque geste est en soi un mouvement du papillon. Et nous savons qu’il peut aller loin. Très loin. » Aller très loin à partir d’un petit mouvement.
À partir de chaque petit geste il coconstruit « l’anthropoécologie » d’appartenance avec les êtres non humains et parfois avec les êtres humains. C’est comme cela que l’expression « anthropoécologie » prend sens : il compose de nouvelles histoires en ouvrant les fenêtres de ses perceptions grâce aux différents environnements de vie.
Ouvrir les fenêtres des sens : décoloniser les perceptions
Traverser la vie, de point en point, ne pas rester beaucoup de temps en chaque lieu...
On pourrait croire que cette histoire est vide de sens, mais quel est le vrai sens ?! Est-ce qu’il y a un sens parfait et idéal à suivre ? Se décaler de son histoire ce serait la possibilité d’ouvrir les fenêtres de son existence pour connaître la vie et de la découvrir à partir d’autres repères ?
On peut se demander : comment se débarrasser peu à peu des trajets, des projets très idéalisés, très serrés de nos vies pour éprouver d’autres affects, d’autres sensibilités, d’autres idées nous concernant nous-mêmes, à l’égard du monde où nous nous enfermons ? Serait-il possible de cocréer des « gestalten-errantes », c’est-à-dire, cocréer des formes de vie plus ouvertes dans nos expériences quotidiennes avec les êtres humains et non humains vers la création de contacts imprévus, incertains, « errants » ? Comment décoloniser nos perceptions de l’emprise des habitudes : sentir la vie presque toujours de la même manière ?
Je lui demande s’il veut manger quelque chose. Il regarde les fruits en disant : « Est-ce que vous pouvez me donner une pomme ?». Je lui en offre une et il la met dans son sac. Cela m’inquiète et je lui demande : « Monsieur, excusez-moi, mais, est-ce que vous ne voulez pas manger la pomme maintenant ?» Je pensais qu’il avait passé la nuit dans le froid et que certainement il avait faim. Il répond : « Non, monsieur ! Lorsque mon corps me dira le bon moment de manger je la mangerai !»
Il nous apprend qu’il nous faut vivre la vie en contact avec le processus naturel d’une communication sensible et affective avec notre corps. Il nous apprend à ouvrir les fenêtres de nos sens afin de décoloniser nos perceptions pour éprouver des sensations, des affects qui sont obnubilés par la vie chronique de chaque jour. Il dit adieu en partant vers la découverte de nouvelles compositions « anthropoécologiques errantes ».
L’épistémicide et l’emprise des sens : vers une psychopathologie esthétique et décoloniale des perceptions
Je pourrais essayer de scruter son discours, en essayant de le placer dans les systèmes de référence de la psychopathologie. Cela pourrait, par la suite, produire un épistémicide de son expérience, si celle-ci pouvait être enchaînée dans une des grilles de la classification psychopathologique.
Tout épistémicide est mené par la « manie » de réduire l'expérience vivante et sensible d’une personne à une unité explicative qui fait partie du système de références d'un monde autre que le sien. Tout épistémicide s'inscrit dans une pathologie des perceptions de ceux qui sont accros à la logique hétéronomique de production de sens.
À cet égard, Jean-Marie Delacroix (2) écrit dans la préface du livre « Vivre Ensemble : L’âme de la rencontre éco-psychosociale - Psychopathologie esthétique – Psychopathologie décoloniale et de la complexité », que je publierai en français en 2024 :
« La psychopathologie, au sens que nous lui donnons habituellement, se centre sur la souffrance, au point qu’elle est devenue l’étude des dysfonctionnements, de ce qui ne s’insère pas dans la normalité et qu’elle a créé des étiquettes qui peuvent nous enfermer. L’auteur nous invite à sortir de cette forme de colonialisme qui enferme un mot dans un seul sens et qui donne une certaine vision de l’être humain, celle-ci pouvant engendrer une idéologie dominante. C'est celle qui sévit dans les hôpitaux psychiatriques et dans l’enseignement classique de la psychopathologie. D’où ce questionnement fréquent chez les gestalt-thérapeutes : avons-nous besoin d’une psychopathologie ? Si oui, quel type de psychopathologie ? Les différentes tentatives pour essayer d’y répondre restent à mon avis encore trop collés à la psychopathologie classique. L’auteur donne une réponse à cette préoccupation des gestalt-thérapeutes en proposant une « psychopathologie esthétique du vivre ensemble ». Ce que nous appelons psychopathologie devient l’étude du monde sensible de l’être humain et de son influence sur le psychisme et sur nos interactions avec nos environnements. Esthétique apporte la notion de beau, ce qui est beau, ce sont ces formes vivantes qui surgissent des mondes sensibles des uns et des autres, qui participent au tissage de l’humanité, qui à la fois donne de l’âme au vivre ensemble, et émane de lui. Ainsi le sensible est ce qui anime, donne de l’âme à l’humain en quête de liens et ce qui donne sa beauté aux mouvements de la vie. »
La psychopathologie classificatoire est une des inventions de la rationalité des XVIIIe et XIXe siècles. Une invention qui a colonisé et colonise encore les manières dont chacun se perçoit, se ressent, se comprend. On peut se demander pourquoi la Gestalt-thérapie est encore influencée et en confluence avec cette vision colonisatrice qui réduit le sens des expériences vécues ?
Je crois que la Gestalt-thérapie peut s’inspirer d’autres chemins de production de sens, dans une perspective éthique-esthétique-politique. Je m’inspire de l’article d’Emmanuelle Gilloots (3) intitulé « La confiance en question », publié dans le numéro 4 de À Dire, lorsqu’elle développe le sujet de l’emprise du religieux à travers le langage. Selon elle « la perversion n’est pas seulement celle des comportements de viol et d’abus sexuel, c’est aussi une perversion du langage, de la pensée. Ce sont nos fondements psychiques individuels et collectifs qui sont blessés et dont nous avons à extirper l’emprise du religieux à travers le langage. »
Emmanuelle exprime joliment à son tour cette expérience lorsque nous nous sentons faire partie du « champ compositionnel » de la vie de la nature :
« Lorsque nous nous sentons « alignés », en communion avec la Nature dont nous faisons partie, nous pouvons nous sentir reliés à plus grand que nous. Cette sensation, d’ordre spirituel, n’est pas signe de la présence invisible d’un dieu. Elle parle de tout ce que nous ignorons encore de l’être humain tout en le pressentant, de ce que nous sommes, des liens qui nous relient à tout être vivant ».
Mais le sens vivant d’être en communion avec la nature est confisqué par le discours de la vérité religieuse : « Le discours religieux confisque cette sensation, cette ouverture au vivant infiniment plus grand que le petit monde des humains, pour le réduire à un seul mot : Dieu. Et nous avons laissé les religions s’approprier ce sentiment et ce besoin de reliance en le nommant comme « présence de Dieu », élan vers Dieu”.
On peut se demander si la psychopathologie classificatoire confisque l’ouverture des sens vécue par les personnes qui souffrent. Est-ce qu’au fil des siècles ceux qui s’appuient sur la psychopathologie classificatoire s’approprient les affects, sentiments, rêves, vécus par les gens en les réduisant aux mots préétablis par les « colonisateurs de sens » ?
À mon avis la Gestalt-thérapie n'a pas besoin de s'appuyer sur le « catéchisme de la psychopathologie classificatoire ». Les fondements de la Gestalt-thérapie permettent de comprendre les phénomènes qui circulent et débordent des champs d’expériences, des champs compositionnels.
La psychopathologie esthétique suit cette perspective. Nous la définissons ainsi : « logia » venue du mot grec « logos », compris comme connaissance, raison ; "patho" du grec "pathos", comme "souffrance", mais comme "'pathique", c'est-à-dire "sentir"; "psycho" venant de "psyche", mais aussi du latin "anima" comme "souffle", respiration. La Psychopathologie Esthétique est le processus de co-construction des perceptions et du sens des mouvements du souffle de vie de chaque contact, de chaque situation.
Nous cherchons à ressentir le « souffle de vie de chaque rencontre » : l'âme de chaque contact, de chaque champ d’expérience.
Ainsi, la psychopathologie esthétique est une psychopathologie du sentir, une psychopathologie de décolonisation des perceptions qui cherche à saisir les champs d’expériences entre les êtres humains et non humains.
L'expérience rapportée plus tôt m'a maintenu dans l'expérience vécue. J’ai ressenti l'expérience d’ouvrir et décoloniser les fenêtres de mes perceptions sur d'autres référentiels.
Avec lui j’ai appris à composer mon humanité avec la simplicité et la complexité de la vie.
Paulo-de-Tarso de Castro Peixoto
Pianiste-compositeur, poète, Gestalt-thérapeute, musicothérapeute, psychomotricien, philosophe, titulaire d'une maîtrise et d’un doctorat en psychologie à l'Université Federal Fluminense, post-doctorat en philosophie à l'Université fédérale de Rio de Janeiro et à l'Université Paris Est. Créteil - Paris XII et d’un post-doctorat en psychologie à l’Université Federal do Rio de Janeiro. Il est coordinateur de l'Université Libre et du Laboratoire d'Émotions, Affects, Société et Subjectivités du Secrétariat d'Enseignement Supérieur de la mairie de la ville de Macaé (Brésil) (Universidade Livre e Laboratório de Emoções, Afetos, Sociedade & Subjetividades da Secretaria Adjunta de Ensino Superior da Prefeitura de Macaé - Brasil).
Il est l'auteur de livres, d'articles et de recherches qui articulent les domaines de la Gestalt-thérapie, de la musicothérapie, de la philosophie, de l'art, de la santé mentale, de l'éducation, du travail social et de la thérapie sociale et communautaire.
- Lise Roy. In Vivre Ensemble : l’âme de la rencontre éco-psychosociale - Psychopathologie esthétique – Psychopathologie décoloniale et de la complexité – Paulo-de-Tarso de Castro Peixoto. À paraître, Brésil, ÉcoVie, 2024.
- Jean-Marie Delacroix, In Vivre Ensemble : l’âme de la rencontre éco-psychosociale - Psychopathologie esthétique – Psychopathologie décoloniale et de la complexité – Paulo-de-Tarso de Castro Peixoto. À paraître : Brésil, ÉcoVie, 2024.
- Emmanuelle Gilloots, La confiance en question, Revue à dire n° 4, 2023, disponible sur www.fpgt.fr
À Dire n° 6 - Automne 2023 - Sommaire
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