J’ai lu Sentir et Savoir*, d’Antonio Damasio
- *Une nouvelle théorie de la conscience -
Antonio Damasio, professeur de neurosciences, de neurologie, de psychologie et de philosophie mondialement connu dirige le Brain and Creativity Institute à Los Angeles. En 1995, il était l’auteur de L’erreur de Descartes, mettant en lumière le rôle essentiel des émotions dans le raisonnement et la prise de décision. Il validait dans cet ouvrage l’idée selon laquelle le corps constitue le cadre de référence des processus qui nous semblent une mise en œuvre de l’esprit. Les émotions, en effet, sont des actions internes, involontaires et concomitantes déclenchées par des évènements perceptifs. Dans Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions (2003), il reprenait l’idée du philosophe Baruch Spinoza (qui affirmait qu’une orientation continue émane des êtres vivants) en observant qu’un organisme est construit de telle sorte qu’il préserve la cohérence de ses structures et de ses fonctions contre les nombreux aléas menaçants de la vie. Ensuite, dans L’autre moi-même (2010) il commençait à examiner comment, du tréfonds de nos cellules, émergent nos sentiments, nos pensées, nos créations. Puis, dans L'Ordre étrange des choses : la vie, les sentiments et la fabrique de la culture (2017) A. Damasio mettait en lumière le rôle essentiel de l’homéostasie dans tous les processus du vivant et soulignait les origines biologiques des cultures humaines. Ce schème de fonctionnement d’origine biologique qu’est l’homéostasie œuvre sans bruit à la continuation de la vie. Il maintient les paramètres physiologiques de l’organisme dans la fourchette la plus propice au fonctionnement optimal et à la survie et se manifeste dans les domaines, physiologiques, psychologiques ainsi que dans les équilibres sociaux.
Dans Sentir et Savoir, qui porte sur le thème de la conscience, Antonio Damasio nous met immédiatement en garde d’un point de vue méthodologique : il reste toujours une marge d’interprétation dans notre compréhension des phénomènes mentaux. L’accès aux phénomènes mentaux passe en effet, en partie, par l’introspection qui a ses limites, même si ses résultats peuvent être enrichis par d’autres méthodes. Ce passage par l’introspection n’a néanmoins aucun équivalent, et encore moins de remplaçants potentiels.
Le fonctionnement des organismes vivants,
de ‘’être’’ à ‘’ressentir’’ jusqu’à ‘’connaître’’.
Antonio Damasio s’appuie sur la complexification continue du vivant depuis les origines. Il constate que toutes les formes de vie expriment la fonction élémentaire qu’est ‘’sentir’’, ce qui signifie ‘’détecter’’, qu’il s’agisse d’une présence, d’un organisme ou d’une molécule particulière. Les organismes vivants qui ‘’sentent’’ répondent alors à cette information d’une manière ‘’intelligente’’, qui ‘’favorise la poursuite de leur vie’’ par l’organisation des paramètres biologiques selon les règles de l’homéostasie. Ce fonctionnement concerne les organismes simples et dépourvus d’esprit tels que les bactéries n’ayant aucune capacité explicite de sentir ou de connaître. Il concerne aussi les humains disposant de la ressource des ‘’représentations explicites’’.
Pour ressentir (qui est différent de sentir), un organisme doit être multicellulaire, posséder des systèmes d’organes différenciés, plus ou moins élaborés, c’est à dire disposer d’un système nerveux fournissant une création de représentations et d’images. Là se place le point de départ de l’esprit. Les organismes vivants uni-cellulaires ou composés de très peu de cellules (les bactéries) parviennent néanmoins à mener leur vie et à vivre en tant que membre d’un groupe social dans l’immensité du monde sans recourir à un esprit. Je relie alors ces propos à ceux de Daniel Stern cherchant à comprendre ce qui se passe dans le maintenant de l’intersubjectivité (Le moment présent en psychothérapie - 2003 - Odile Jacob). Il soulignait l’existence du fondement biologique que sont les neurones-miroirs situés à côté des neurones moteurs dont l’association permet de dire ‘’je sais que tu sais que je sais’’ ou ‘’je sens que tu sens ce que je sens’’. Les propos d’Antonio Damasio et de Daniel Stern me semblent porteurs du même fil conducteur : la compréhension des intentions d’autrui ou l’écho intérieur de son émotion, le développement d’une faculté d’imitation ne s’enracinent pas dans nos fonctions supérieures, mais dans des capacités relativement rudimentaires de collaboration dont disposent aussi les bactéries. Cette forme minimale de cognition permet une régulation homéostatique des comportements tandis que nos capacités d’esprit s’expriment dans la mise en mots des processus primordiaux qui nous habitent.
Pour Antonio Damasio, les sentiments sont alors des processus particuliers élaborés dans l’organisme. Ils permettent à celui-ci d’éprouver sa propre vie, en rendant possible de représenter dans l’esprit son propre corps. Il ne s’agit pas encore d’une mise en mots. L’organisme doté de sentiments dispose ainsi d’informations précieuses sur les états du monde intérieur, d’où une orientation en conséquence de l’existence. Nos sentiments, résultat d’un échange dynamique entre la chimie du corps et l’activité bioélectrique des neurones doivent leur existence au fait que le système nerveux est en contact direct avec notre intérieur et vice versa. Les réponses émotionnelles qui émergent dans une encore plus grande complexité du système nerveux raffinent encore le partenariat. Elles modifient l’état intérieur, créant un nouvel état un peu différent, qui reste, lui aussi, tout aussi temporaire et interactif. Ce processus continu de transformation transforme nos affects en univers de nos idées, transmué en sentiments car tout ce qui se déploie en nous en est imprégné.
C’est l’efficacité de la consommation énergétique qui organise la prospérité d’un organisme vivant et, de la bactérie à l’humain, l’évolution a constamment suivi cette règle de base de l’homéostasie. Y compris dans le développement de systèmes nerveux toujours plus complexes permettant de créer des cartes et des images sensorielles détaillées, d’organiser les sentiments, et d’y ajouter l’organisation de ces informations dans une perspective se rattachant au propriétaire de l’esprit. Ainsi, l’expansion et la promotion d’un choix - les arrangements favorisant la vie - au détriment d’un autre - la douleur et la souffrance - se sont produites grâce aux sentiments, ce qui signifie en fait grâce à la conscience. La conscience existe ainsi de par une conjonction de sentiments, fournissant à l’organisme un atout essentiel pour la gestion du vivant en lui.
Les sentiments homéostatiques
Antonio Damasio distingue alors deux sources de sentiments pour les organismes humains. Dans l’une des deux, les réactions émotionnelles de peurs, joies, colères etc. (de diverses intensités) sont provoquées par les contenus mentaux s’invitant dans notre existence. Ce sont les sentiments émotionnels qui s’expriment mentalement. L’autre source, plus primordiale, fournit les sentiments homéostatiques. Ils proviennent d’une étroite intimité biologique entre corps et système nerveux. Nous ressentons sans pouvoir vraiment décrire notre ressenti car ils naissent dans l’entrelacement des signaux provenant du fonctionnement des systèmes endocrinien, immunitaire et circulatoire qui gèrent le métabolisme et la défense de l’organisme.
La transmission des signaux entre intérieur viscéral et système nerveux est alors caractéristique du système intéroceptif : absence de barrière hémato-encéphalique et absence d’isolation des axones par la myéline. Les ensembles de molécules qui génèrent ces sentiments homéostatiques indiquent des états vitaux avantageux ou désavantageux en fonction de différents paramètres physiologiques comme l’équilibre énergétique, positif ou négatif, la présence ou l’absence soit d’une inflammation, soit d’une infection, soit de réactions immunitaires, ou enfin l’harmonie ou la discorde qui entoure la réalisation des objectifs et des pulsions. Les molécules en jeu appartiennent à une large gamme, qui comprend les opioïdes, la sérotonine, la dopamine, l’épinéphrine et la norépinéphrine, ainsi que la substance P (un des principaux acteurs du mécanisme de la douleur).
Les sentiments homéostatiques nous reliant au tréfonds biologique de nos cellules viscérales contribuent ainsi à l’élaboration des fondations premières de ce que nous sommes. L’élaboration se fait à partir des problèmes / satisfactions provenant de l’intérieur et de l’extérieur de l’organisme. Premiers catalyseurs de la conscience, les sentiments homéostatiques tiennent le rôle de sentinelles prêtes à donner l’alarme tout en suggérant en même temps des réponses vitales. Ils impactent donc considérablement notre vie personnelle et sociale. En effet, par exemple, la souffrance liée à la honte sociale est comparable à celle d’un cancer agressif, la trahison peut faire mal comme un coup de couteau, quant aux plaisirs nés de l’admiration sociale, pour le meilleur comme pour le pire, ils peuvent être vraiment orgasmiques.
Être conscient (consciousness) signifie pour Antonio Damasio vivre une expérience mentale au moyen d’un esprit imprégné de deux caractéristiques remarquables et reliées entre elles : les contenus mentaux sont ressentis, et ces contenus mentaux adoptent la perspective singulière de l’organisme propriétaire. La conscience existe ainsi à partir d’un rassemblement de connaissances assez nombreuses pour engendrer – automatiquement, et au beau milieu du flux d’images - l’idée que ces images sont à moi, sont en train d’être produites au sein de mon organisme vivant et que l’esprit… eh bien, est à moi lui aussi. L’esprit conscient qui nous anime bénéficie ainsi du concours de l’intelligence non explicite émanant des sentiments homéostatiques auquel s’ajoute une gestion explicitement intelligente de l’existence. Nous savons que nous éprouvons une émotion quand le sentiment du soi qui sent est présent dans notre esprit. Nous savons que nous savons quand nous rassemblons dans notre esprit, en un tout cohérent, des contenus imagés ainsi que les images provenant des interactions entre cartes et origine corporelle de ces cartes.
Les contenus de ces cartes proviennent de trois univers principaux. Au monde extérieur qui nous entoure, s’ajoute d’abord le vieux monde intérieur qu’est notre système intéroceptif, dans lequel nos organes, anciens du point de vue de l’évolution du vivant, prennent en charge l’économie de l’organisme à partir de la chimie et des viscères. S’y ajoute le monde musculo-squelettique auquel notre sens proprioceptif nous donne accès sans paroles. La référence spatiale fournie par le sens proprioceptif forme alors un cadre stable qui enracine l’édifice de nous-même dans l’espace tridimensionnel.
Le mécanisme fondamental de traitement des images (le propre de l’esprit), reste le même quel que soit la quantité traitée, ce qui rend le secteur frontal du cerveau déterminant pour la production de l’esprit étendu qui figure à l’apogée des capacités humaines par sa contribution aux opérations mentales intelligentes (raisonnement, prise de décision, construction créatives). Ce sont toutefois les sentiments homéostatiques qui identifient sans équivoque, facilement, naturellement et instantanément l’esprit au corps. Par l’effet que produisent des lésions localisées, Antonio Damasio observe alors que la zone du secteur supérieur du tronc cérébral semble jouer un rôle-clé pour la conscience car y sont situées plusieurs parties de la machinerie gérant à la fois l’homéostasie et les sentiments.
Quelle orientation pour notre attention ?
Antonio Damasio observe que les processus de l’attention hiérarchisent les images auxquelles nous accordons de l’importance. Elles installent un mélange de réactions émotionnelles et cognitives, ce qui les incorpore au flux mental conscient. L’attention nous ouvre ainsi un espace de liberté à l’intérieur duquel nous disposons d’une certaine prise sur notre existence. Nous avons donc alors à clarifier ce que nous considérons comme important. Cela s’inscrit dans l’orientation spontanée vers une « bonne vie », mais quelle en est la forme de notre point de vue ? Nous avons ensuite à aiguiser notre sensibilité de perception à l’information provenant de l’extérieur comme de l’intime, du tréfonds de nous-même. C’est à partir de là, de toutes ces données, que nous construisons nos comportements et notre pensée. Autant que ce processus soit conscient pour que nous puissions le réguler au mieux, si besoin.
Les propos d’Antonio Damasio me semblent alors se poser en parallèle à ceux de Laura Perls commentant sa pratique. Pour aborder le maintenant intersubjectif avec lequel elle travaille, elle évoque (Vivre à la frontière - 2001 – L’Exprimerie) un travail de minutie aidant à transformer peu à peu les petites choses et ce qui est habituellement évident et tenu pour acquis parce que c’est là que se trouvent les résistances et les difficultés. Elle cherche à développer le soutien requis pour réorganiser et recanaliser l'énergie. Elle engage ses lecteurs à être attentifs à la respiration, essentielle à la gestion énergétique de nos processus intimes, la qualifiant de principale fonction de soutien. Elle se montre surtout attentive aux blocages dans l’organisation de la structure énergétique individuelle : ce qui m’intéresse, c’est la coordination et l’alignement, qui permettent au corps en mouvement de recevoir son principal support de sa base et de la respiration ; le haut du corps peut ainsi se mouvoir et s’exprimer librement. Si une personne doit se tenir à partir des épaules et du cou, elle n’est pas vraiment libre… Dès l’origine de la gestalt-thérapie, Laura Perls travaillait avec l’intuition des mécanismes aujourd’hui étudiés par Antonio Damasio.
Et si nous tirions parti de cette concordance entre Laura Perls et Antonio Damasio ?
De nombreuses personnes considèrent actuellement que leur forme d’existence est difficilement compatibles avec ce qu’ils ressentent comme exigences vitales du vivant en eux. De multiples crises (existentielles, sociales, économiques, climatiques, énergétiques…) se dressent devant nous. Pourquoi ne pas entendre vraiment les signaux d’alerte émis par nos cellules, et chercher à ajuster certains équilibres avant que les situations ne deviennent encore plus insurmontables ? Bien sûr, il s’agit là de prévention et non de thérapie mais les processus en sont assez similaires. Ce serait peut-être un moyen de sortir du sentiment d’impuissance dans lequel nous nous sommes si facilement plongés et un moyen de disposer d’assez d’énergie pour défricher un chemin : riche de la créativité individuelle, bien sûr, mais surtout de cette créativité collective qui naît de la coopération.
Claude Falgas
Damasio Antonio, Sentir et Savoir, une nouvelle théorie de la conscience, Ed Odile Jacob, 2021
Édito
En début d’hiver dernier, quand nous échangions sur les textes reçus pour le numéro précédent,...
Pantoum Camille
Brigitte BaronettoVers 1 : Je vous regarde Camille, éteinte, recroquevillée, emmitouflée dans...
L'impact
Dans l’intention d’écrire sont présentes tout d’abord à mon esprit des patientes abusées,...
Sentir, savoir… distinguer et relier
Avertissement : les auteurs et ouvrages cités dans ce texte renvoient à la rubrique “Pour aller...
Plouf !
Ce thème de la conscience nous amène directement aux sources de la Gestalt. Il en était déjà...
Mémoire de Fœtus
Il était une fois Milieu Hostile dans lequel il ne faisait pas bon vivre et grandir.Il était une...