J’ai vu Mur-murations, pièce mise en scène par Dominique Zenou
Et écrite par Patrick Juiff.
Comment parler de la guerre ? Comment s’émouvoir sans tomber dans le catastrophisme ? Comment compatir sans s’effondrer, s’informer sans se révolter, ni se décourager ? La tentation serait de prendre le parti de la victime contre le bourreau, de l’agressé contre l’agresseur mais selon quels critères ? En comptant les morts, les amputés et les orphelins ? En mesurant les ravages et les décombres ? En comptabilisant les finances, les armes et les bombes ? Si le conflit israélo-palestinien était un jeu, nous pourrions compter les points pour évaluer les chances de gagner de chacun et acclamer le vainqueur en alimentant un sinistre duel. Mais ce serait faire fi du désastre, car nous sommes tous perdants dans ce conflit apparemment insoluble. Il ne s’agit pas de l’un ou l’autre, mais de l’un et l’autre ; notre humanité tout entière est attaquée. Comment faire la guerre à la guerre ?
Certains ont le courage de se lancer dans cette lutte, de se désolidariser de la haine ambiante. Dans le dernier numéro de À Dire, nous avons ouvert nos pages à « l’impact » des attentats du 7 octobre 2023 sur une collègue juive et gestalt-thérapeute, Esther Galam, qui témoigne de son désarroi ; nous avons fait également de la place au questionnement de Delphine Horvilleur dans ce chaos : « Comment ça va pas ? ». Nous poursuivons cette réflexion dans le numéro actuel en laissant parler « Les guerrières de la paix », mouvement dans lequel milite Dominique Zenou, gestalt-thérapeute, qui a choisi de retrouver l’art et le théâtre et de mettre en scène la pièce « Mur-murations » écrite par Patrice Juiff et publiée chez L’Harmattan (2024).
Dans ce texte émouvant nous rencontrons deux familles éprouvées par le deuil, plus spécifiquement nous suivons les émois de deux pères de famille, d’une part Rami, israélien qui a perdu sa fille Smadar victime à 13 ans d’un attentat-suicide et d’autre part Bassam, palestinien dont la fille Abir a succombé sous un tir israélien à 10 ans. L’histoire de chacune de ces deux fillettes innocentes encadre le récit ponctué par des flashs sur la prison, la vente d’armes, et l’édification des murs. Tout au long de la pièce, le contraste entre l’ambiance menaçante et la poésie décrivant le bonheur de l’enfance dans une nature paisible est absolument saisissant. Le lecteur-spectateur est pris par des sensations extrêmes, secoué par l’absurdité de ces situations inacceptables…
Le tableau du dernier scénario offre un dénouement apaisant, la chaleureuse étreinte des deux hommes est touchante :
Rami : « Et hier, aujourd’hui et encore demain et pour toujours, tu es mon ami. Mon frère. Et personne, aucune balle, aucune bombe n’y pourra rien changer. »
Bassam (un peu plus loin) : « Aujourd’hui, j’ai rejoint le Cercle des parents, le cercle de ceux qui ont perdu un enfant parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment et qu’une guerre imbécile a tué. »
Dans un tel contexte, le gestalt-thérapeute, sensible à la relation organisme/environnement, ne peut pas dormir tranquille. Dans nos cabinets émergent les effluves de ces événements bouleversants. L’effroi est présent sous différentes formes. Le risque serait de l’ignorer et de nous pencher sur des problématiques individuelles en occultant l’influence de l’environnement. Le confort du cabinet représenterait alors un refuge douillet qui nous protègerait des menaces géopolitiques. Nous rejoignons ici « la crise de foi » exprimée par Emmanuelle Gilloots dans son dernier texte et cherchons des moyens pour concilier un engagement citoyen et notre tâche de thérapeute. En ce sens l’expérience de notre collègue Dominique Zenou vient à point pour nous éveiller à cette conscience planétaire. Je l’ai rencontrée pour échanger sur cette réalisation.
Échange avec Dominique Zenou
1 – Si j’ai bien compris, ce texte s’appuie sur une histoire vraie concernant les deux hommes qui dialoguent sur le plateau. Pourrais-tu nous parler de cette rencontre ? Et aussi dire comment t’est venue l’idée d’en faire un livre et une pièce de théâtre ?
Ce projet a débuté il y a presque trois ans. Après de nombreuses lectures et le visionnage de plusieurs conférences, j’ai fini par avoir l’impression de connaître Rami Elhanan et Bassam Aramin, sans pourtant les avoir jamais rencontrés en personne.
Ma première rencontre avec eux s’est faite à travers les pages du roman Apeirogon de Colum McCann. Ce terme désigne une figure géométrique abstraite aux côtés infinis, que l’auteur irlandais utilise comme une métaphore pour représenter les multiples facettes du conflit israélo-palestinien. Il s’inspire de l’histoire vraie de l’amitié entre Bassam, un père palestinien, et Rami, un père israélien, unis par une douleur commune : la perte de leur fille, à dix ans d’intervalle, et une cause commune : la paix.
Cette lecture, pour de multiples raisons, m’a immédiatement donné envie de créer à mon tour un objet théâtral. À l’origine, mon ambition était de créer un spectacle foisonnant, à l’instar du roman, mêlant différentes formes artistiques, en dehors des murs et à l’intérieur d’un théâtre, un spectacle immersif et déambulatoire. Je voulais que les spectateurs soient impliqués, bousculés, interpellés. Mais la réalité m’a rattrapée : mon projet était trop ambitieux, presque inatteignable pour une metteuse en scène revenant après plusieurs années d’absence.
De ce rêve, il reste l’essentiel : Mur-Murations est un spectacle qui plonge le spectateur dans l’intensité de la perte, de la douleur et de la résistance face à l’injustifiable. L’enjeu de la mise en scène est de faire éprouver la douleur de la perte d’un enfant, la présence obsédante de l'absent et la tentation de la vengeance qui ronge l’esprit.
Mais ce spectacle est aussi un cri. Un cri contre l’humiliation des plus faibles par les plus forts, un appel à la résistance – une résistance à soi-même, aux certitudes figées, à la haine. Au-delà de la violence, il s’agit d’explorer la possibilité d’une rédemption, à travers le dialogue, la rencontre et la non-violence.
Le théâtre devient alors un espace de résistance émotionnelle, un lieu où chacun peut entrer en résonance avec l’autre, avec l’indicible. Le corps, la mémoire et l’émotion sont nos alliés pour rendre palpable la souffrance, tout en apportant une lueur d’espoir dans ce combat intérieur comme dans une terre déchirée par la guerre.
C’est dans cette optique que j’ai confié l’écriture du texte à Patrice Juiff. Il a accepté cette mission et nous avons cheminé ensemble. Nous avons pris contact avec Rami, Bassam, ainsi que la femme de Rami, Nurit Elhanan, qui nous ont donné l’autorisation d’écrire et de monter le spectacle.
2 – Partir de faits réels n’empêche pas la part créative et imaginative de l’auteur-e et/ou du metteur-euse en scène. Pourrais-tu nous éclairer sur la manière dont tu as géré le rapport entre réalité et fiction ?
Concernant le travail d’écriture de Patrice, je lui laisse la parole, au sujet des protagonistes, dans un extrait du dossier du spectacle :
« En écrivant ce texte, je n'avais d'autre objectif que de leur rendre hommage, et de faire en sorte que leurs paroles puissent encore davantage être entendues. Mais il ne s’agissait pas d’adapter le roman. Il s’agissait seulement de s’en inspirer, tout en s’en détachant. La première difficulté fut de rassembler une multitude de témoignages, de les condenser et de créer une matière synthétique tout en préservant leur force et leur authenticité. La deuxième difficulté fut de transformer des personnes réelles en personnages de théâtre, de leur offrir une théâtralité tout en restant fidèles à leur vérité. Il fallait extraire de leurs paroles un langage qui leur soit propre, poético-réaliste, mais qui puisse aussi s’inscrire dans une forme théâtrale. L’objectif était de rendre l’intime universel, en alternant entre monologues et dialogues, en mêlant réalité et fiction, mais une fiction réelle. La troisième difficulté résidait dans la nécessité de ne pas laisser la dimension politique prendre le pas sur l’émotion des témoignages, et de faire en sorte que le message qu’ils portaient – celui du combat pour la paix, par le dialogue et la compréhension – soit mis en avant. J’ai écrit ce texte parce que leur combat est le nôtre. »
De mon côté, en cheminant avec Patrice, même si la mise en scène n’était pas encore clairement définie, j’avais quelques exigences. Par exemple, je voulais introduire des «respirations» pour les spectateurs, avec des personnages comme les vendeurs de murs et d’armes qui seront traités dans la mise en scène de manière humoristique, comme des pauses légères. En outre, je souhaitais que les relations entre les personnages ne se limitent pas uniquement au drame ou au conflit, mais qu’elles incluent aussi le jeu, le rire, la tendresse, cette part de vie qui continue malgré tout. Il était essentiel que ce mélange de tonalités soit perceptible dans le texte et dans la mise en scène.
3 – Il me semble que tu cherches par cette œuvre à sensibiliser les lecteurs et les spectateurs au conflit israélo-palestinien et à l’horreur des massacres qui en résultent. Pourrais-tu préciser ton objectif et expliciter le message que tu cherches à transmettre ?
Bien sûr, Rami et Bassam sont respectivement israélien et palestinien, et leur histoire se situe en Israël et en Palestine. Cependant, leur expérience pourrait se dérouler partout ailleurs. Ce n’est pas uniquement un récit du conflit israélo-palestinien. Cela aurait pu arriver dans le passé en Afrique du Sud, en Irlande, ou dans un futur proche, comme en Donbass, ou même en bas de chez nous, là où les difficultés du vivre ensemble se manifestent.
Ce texte et le futur spectacle s’attaquent à une forme de violence qui dépasse les frontières de cette région. C’est un message contre la haine et le désir de vengeance, pour une résilience à travers l’humanité partagée, l’amitié et la recherche de paix. Cette histoire parle de la paix, qui est aujourd’hui plus fragile que jamais, non seulement en Israël et en Palestine, mais partout autour de nous.
4 – Ton engagement est un choix citoyen et politique qui rejoint l’action militante de certains collectifs. Ce serait intéressant pour nos lecteurs que tu nous donnes le nom et le moyen de rejoindre ces collectifs.
Travailler sur ce texte et ce spectacle m’a permis de rencontrer des militants et des activistes incroyables pour la paix, en Israël comme en Palestine. Ils continuent à lutter, notamment après le 7 octobre, en résistant à l’appel de la vengeance et de la haine. Pour eux, il n’y a pas de « privilège » à abandonner la lutte. Ils ont choisi de résister, de changer les choses en amenant leur société ailleurs, en imaginant un autre futur, plus juste.
Bassam et Rami militent au sein de « The Parents Circle Forum », qui réunit des parents endeuillés par le conflit. Il y a aussi « Standing Together », un mouvement israélo-palestinien pour la paix, contre l’occupation et pour la justice sociale. Ce mouvement prend de l’ampleur depuis le 7 octobre.
Enfin, il y a des groupes de femmes palestiniennes et israéliennes comme « Women for Sun » et « Women Wage Peace », qui sont aujourd’hui nommés pour le prix Nobel de la Paix, tout comme le mouvement « Les Guerrières de la Paix » basé en France, dont je fais partie depuis plusieurs mois. Ces organisations sont toutes joignables sur leurs sites internet et via leurs pages Facebook.
5 – Lorsque je t’ai rencontrée, tu étais coach, formatrice et tu débutais ta carrière de gestalt-thérapeute. Tu m’annonces que tu as quitté le cabinet pour renouer avec tes amours de jeunesse dans le domaine artistique et théâtral. Pourrais-tu développer ta démarche et expliquer ce cheminement ?
Il y a vingt ans, lorsque j’ai choisi de devenir thérapeute, la Gestalt-thérapie s’est rapidement imposée comme une évidence. À l’époque, j’étais encore comédienne et formatrice-coach, et cette approche me permettait de puiser librement dans mes différentes expériences pour nourrir ma pratique. La Gestalt m’invitait à rester éveillée, à être consciente du monde qui m’entoure. Elle me rappelait que personne ne pouvait m’ôter ma part de responsabilité face aux événements ; que je cocréais, à chaque instant la qualité de mes échanges, de ma présence, de mes sensations et de mes émotions. Forte de cette conviction, j’ai choisi d’être gestalt-thérapeute.
Pendant vingt ans, j’ai accompagné des patients qui m’ont bouleversée, remuée, touchée. Avec eux, j’ai connu des insomnies, des éclats de rire, des instants de grâce et de profonde allégresse. Grâce à eux, j’ai ressenti le besoin de revenir à la formation, à l’accompagnement de groupes et d’équipes, notamment dans le monde de l’entreprise, que je voyais devenir de plus en plus maltraitant, soumis à des injonctions toujours plus paradoxales. Je voulais garder un ancrage dans la réalité, refuser de m’enfermer dans une bulle, continuer à expérimenter le monde tel qu’il est.
Et puis, un bruit sourd a commencé à monter. Ce bruit, je l’entendais partout : dans mon cabinet, en famille, en mer Méditerranée, sur d’autres continents. Le bruit du rejet, de la haine, de la guerre, d’un monde au bord du basculement.
Comme je l’ai dit en parlant de la Gestalt, je ne pouvais pas m’endormir ni étouffer ma conscience des douleurs du monde. Je ne pouvais ignorer mon sentiment de responsabilité ni réprimer mon besoin de cocréer avec d’autres. J’ai compris que j’avais besoin de reprendre les armes – des armes pacifistes, certes, mais les seules que je connaissais pour toucher le plus grand nombre : celles du théâtre.
Et lorsque nous avons cherché un nom pour notre collectif, j’ai proposé Le Bruit des Vagues : faire du bruit et faire des vagues, à notre tour.
Et enfin, en travaillant sur ce projet j’ai réalisé que durant une grande partie de ma vie j’ai tourné autour de la question de ma judéité, portée par une culpabilité diffuse de ne pas me sentir pleinement et entièrement juive. D’autres ont choisi – ou auraient choisi – pour moi. J’ai alors compris, parfois sans en avoir pleinement conscience, que j’ai toujours cherché à ne pas m’enfermer dans des cases ou une identité figée, ni uniquement juive, ni seulement thérapeute, ni uniquement metteuse en scène. Je suis là où la vie me porte, et c’est précisément dans ce mélange, dans cet espace entre plusieurs mondes, dans cet espace mouvant que je trouve ma justesse.
Chantal Masquelier-Savatier
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