A propos d’altérité
« Je suis là où nous sommes »
Pensée de la brousse africaine
Altérité ? un bruit d’aile à tir d’ailes. Les sonorités nous emportent dans l’envol, vers dehors, vers autrui… Besoin d’air, d’allitération, d’inspiration, d’expiration, de respiration enfin. Un mouvement circulaire de l’interne vers l’externe, de moi vers le monde et de l’extérieur vers l’intérieur, du monde vers moi, donner et recevoir dans une boucle infinie. Altérité ? Circularité vertigineuse, au risque d’altération, d’aliénation, d’altercation, d’abnégation. Nécessité d’ajuster le mouvement dans les tourments et parfois prendre un ris dans la grand-voile !
« L’altérité », caractère de ce qui est autre, ainsi définie dans le dictionnaire Robert, synonyme de « différence » et opposé à « l’identité » car cette dernière caractérise ce qui est du même. L’altérité nous emmène vers le respect des dissemblances, des invraisemblances et des discordances. De notre côté nous préférons distinguer la notion d’altérité de celle de la différence. Le piège serait d’exacerber les différences au point de nier ce que nous avons de commun. Se croire au-dessus du lot, ce qui peut justifier le sentiment de supériorité et de domination ou à l’inverse, s’imaginer en dessous de tout, ce qui entretient le ressenti d’infériorité, d’insuffisance et de dévalorisation au point de faire perdurer les situations d’échec et de victimisation. La morale judéo-chrétienne à l’œuvre chez les travailleurs sociaux et les psys que nous sommes, incite à faire de la place à l’autre tel qu’il est, prendre en compte sa spécificité, sa singularité dans une attitude généreuse et altruiste. Ce programme bienfaisant comporte quelques ambiguïtés. Qui sommes-nous pour prétendre apprécier, constater, évaluer les différences entre les êtres ? N’est-ce pas une manière de se désolidariser de la masse humaine pour s’apitoyer sur le sort des pauvres et des nécessiteux ? N’est-ce pas se placer au-dessus de nos semblables que de vouloir leur porter secours avec les meilleures intentions possibles ? Qui cherchons-nous à aider si ce n’est nous-mêmes pour nous donner bonne conscience dans une visée égalitaire et humanitaire ?
Bien sûr, il n’est pas question de gommer nos différences. Dans l’espèce humaine à laquelle nous appartenons, il y a des particularités physiques, culturelles, linguistiques, somatiques. Nous ne sommes pas semblables, la diversité est large, certains se ressemblent, d’autres se différencient. Selon que notre regard porte sur ce qui nous rassemble ou sur ce qui nous distingue, notre perception du monde varie. Ainsi François Rachline, écouté sur France-Culture (1), nous met en garde contre certaines confusions. En effet le risque serait de confondre identité et racines : « Notre identité ne peut pas se calquer sur nos racines, ni sur notre origine ». Chaque personne dispose d’une marge de choix pour fonder son identité selon ses propres talents et ressources. Ce qui conforte la pensée prêtée à Sartre « L’important n’est pas ce qu’on a fait de moi, mais ce que je fais de ce qu’on a fait de moi ». La primauté donnée à nos racines passées risque d’aboutir au repli identitaire en oblitérant l’avenir.
La réflexion de Rachline se poursuit en évoquant la tendance au « segmentarisme », comparant l’humanité à une mosaïque dont les morceaux seraient dissociés les uns des autres : « Le segmentarisme et l’identitarisme se renforcent mutuellement. Le premier découpe la société en parts distinctes et séparées ; le second attribue à toute personne une essence indépassable qui la cantonne dans son statut » (2). En mettant l’accent sur nos différences, la tendance pourrait être de les évaluer et les hiérarchiser, ce qui peut nourrir un cercle vicieux : plus on différencie, plus la tendance est de hiérarchiser, plus on hiérarchise, plus la tendance est de discriminer, plus on discrimine, plus la tendance est d’isoler, et plus on isole, plus la tentation serait d’éliminer… Ainsi, poussé à l’extrême, le processus de différenciation aboutirait au rejet, à l’exclusion et même au massacre.
Et si ? Si l’altérité concernait autant ce que nous avons en commun, c’est-à-dire notre humanité, que nos différences. Se centrer sur notre condition humaine, si fragile et ambivalente, éviterait peut-être d’exacerber les dissemblances pouvant dégénérer en violence. Si nous pouvions considérer que notre humanité comprend une part d’inhumanité, et ouvrir en nous-mêmes un espace pour autrui… Car l’étrangeté nous habite : « Comme si, dans le tréfonds de notre être, là où s’entretient une effervescence qui échappe à notre contrôle, résidait un autre auquel nous n’avons pas accès, qui, parfois, sort de son antre comme un dragon éphémère » dit encore François Rachline (3). Cela suppose d’accepter ce qui est autre en soi, ce qui nous échappe et nous surprend : « C’est plus fort que moi ! ». Prendre en compte cette dimension d’imprévisibilité et d’étrangéité ouvre à celle d’autrui.
Il s’agit d’une réciprocité nécessaire à la rencontre dont parle Martin Buber. Dans notre évolution sociétale consommatrice, le risque est d’instrumentaliser l’autre, de le chosifier : « L’homme devenu un Je qui dit Je-Cela se plante en observateur devant les choses au lieu de les placer en face de lui pour l’échange vivant des fluides réciproques » (4). Ce passage du Je-Cela au Je-Tu implique une sorte de conversion, une véritable conversation comme l’envisage Robert Misrahi : « Le dialogue n’est pas un échange immobile d’opinions variées et variables, il est la recherche commune d’une vérité qui commence radicalement par la reconnaissance de l’autre comme sujet libre et personnel » (5). Dans la filiation phénoménologique, ces philosophes mettent en évidence le fait que l’existence de l’autre se pose par l’expérience intérieure de soi-même. Pour la phénoménologie de Husserl, la conscience est intentionnalité et se manifeste comme mouvement vers le monde et donc vers autrui (6). Attitude que de manière idéaliste, Merleau-Ponty confirme dans sa conception de « L’être à deux » : « Nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous co-existons à travers un même monde » (7). Cette co-existence s’appuie sur une présence et une expérience incarnée. Emmanuel Levinas prolonge cette idée par la confrontation à la nudité et la vulnérabilité du « visage de l’autre » (8). Cet autre ne peut se réduire au connu mais se révèle une altérité irréductible portée par le visage en face duquel le principe « Tu ne tueras pas » est inviolable. Ces recherches philosophiques furent abordées successivement dans la Revue Gestalt par nos collègues Yves Mairesse en 2006 (9) et Emmanuelle Gilloots en 2015 (10).
Aujourd’hui, dans ces pages, Edmond Marc prolonge cette réflexion dans l’article « Autrui à la lumière de la phénoménologie et de l’existentialisme » dans lequel il développe la pensée de Sartre et établit des ponts avec les découvertes psychanalytiques sur le développement de l’enfant. Il insiste également sur l’importance du regard et de la dimension corporelle. Ce texte vient à point pour conclure judicieusement le propos de ce numéro.
Ainsi le concept d’altérité ne se résume pas au respect des différences, mais déclenche un mouvement vers l’environnement et les humains qui l’habitent. Dans son article « La différence, l’aventure de l’altérité », Massimiliano Cangelosi clarifie la notion d’identité pour nous interroger sur les polarités à la fois créatrices et destructrices qui s’éveillent dans le contact avec le monde. Dans la foulée, le texte de Régine Cludy « D’autres vies que la nôtre » élargit cet environnement à la diversité végétale, animale et spirituelle, ouvrant ainsi une communication subtile avec le monde invisible. Odile Lefur aiguise, quant à elle, son regard de photographe en proposant des portraits qui permettent de « Se voir et voir autrement », mettant l’accent sur l’émotion partagée dans cette révélation. C’est encore de l’émotion qui surgit devant l’horreur du viol dans le récit de Katouchka Collomb : « Comment est-ce possible ? ». Le côté invraisemblable de la violence des abus choque notre humanité, nous faisant réaliser à quel point l’inhumanité fait partie de cette humanité.
Suivent deux articles plus cliniques dans lesquels le thérapeute s’implique. A travers « Les états de conscience de Camélia », Pascale Dauchez dévoile ses propres affects dans la relation avec une patiente handicapée. Une expérimentation originale proposée par Marielle Thouret « Quand les figurines font figure » permet de saisir l’altérité à l’œuvre. Ces exemples nous montrent l’engagement réciproque du thérapeute et du patient par lequel chacun se laisse transformer par l’autre, dans une co-responsabilité. Serait-ce le cas dans la situation où le thérapeute est un robot ? C’est Armelle Fresnais qui nous entraîne dans cette question posée par le scénario fictif d’un film : « Avec Her, une altérité est-elle possible ? ». Nous restons dans la fiction avec l’article de Laurent Biscarrat « Les plus qu’humains », qui établit des liens entre la vision romancée de l’homme et celle proposée par la Gestalt-thérapie. Enfin dans « Les ailes de l’altérité » nous nous laissons exalter par la poésie musicale de l’envol proposé par Paulo-de -Tarso de Castro Peixoto, dans un élan vers les autres.
Motivés par ce thème de l’altérité nous avons stimulé la rédaction de professionnels engagés dans l’accessibilité de la thérapie aux personnes démunies, étrangères ou marginalisées. Mais l’abondance de la récolte (documents et témoignages) nous pousse à organiser un hors-série spécial qui sera diffusé ultérieurement en annexe à ce numéro 10.
Préoccupés par l’impact de nos écrits sur les adhérents de la FPGT, nous publions dans la rubrique
« J’ai vu, j’ai lu » les résultats de l’enquête rondement menée par Claude Falgas. Dans le Courrier des lecteurs, Claire Mignot fait écho à ces remarques. Nous trouvons également trois notes de lecture, l’une de Sylvie Schoch de Neuforn sur « La fille de la supérette », l’autre de Régine Cludy sur l’ouvrage collectif « Dix films pour comprendre la Gestalt-thérapie » ; dans la troisième, Aude Looten commente le dernier livre de Pierre Vandamme « Les fins de thérapie ». Aude lance également un cri d’alerte sur les violences sexuelles à partir d’un podcast qu’elle a écouté. Et pour clore le Courrier des lecteurs, Claude Falgas réagit à l’article de Jean-Marie Delacroix sur la pleine conscience dans le N°9, en valorisant la place de Laura Perls.
Chantal Masquelier-Savatier
Notes
(1) France Culture www.radiofrance.fr/france culture/podcast/talmudiques/
(2) François Rachline, Inhumanité – Que faire face aux massacres et au génocide ?
Hermann 2025 p. 35.
(3)François Rachline, L’autre et nous, Hermann 2023 p. 61.
(4) Martin Buber, Je et Tu, Aubier 1992 p. 53.
(5) Robert Misrahi, Qui est l’autre ? Armand Colin – 1999 p. 88.
(6) Edmond Husserl (1986) – Méditations cartésiennes – Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin
(7) Maurice Merleau-Ponty – Phénoménologie de la perception, Gallimard 1945, p.412
(8) Emmanuel Levinas – Altérité et transcendance, Fata Morgana, coll. « Essais », 1996.
(9) Yves Mairesse, « L’alter ego dans la relation thérapeutique » in Revue Gestalt N°31
Addictions 2006
(10) Emmanuelle Gilloots, « De la place en soi pour l’autre » in Revue Gestalt N°46
Vivre ensemble 2015.
À Dire n° 10 - Hiver 2025 - Sommaire
L'altéritéÉdito : Chantal Masquelier-SavatierArticles :1 - La différence, l’aventure de...
La différence, l’aventure de l’altérité
S'il vous plaît, montrez-moi vos papiers d’identité !Eh bien, nous allons vérifier votre...
Se voir et voir autrement
Quand le portrait photographique élargit le champ du visible : dans cet article, j’explore...
Pourquoi et comment est-ce possible ?
Je n’ai que cette question en tête.Je n’ai pas de réponse.Je lis cet été avec effroi « La chair...
D’autres vies que la nôtre
Parler d’altérité ce peut être s’approcher de l’expérience de la différence irréductible, rendre...
Quand les figurines font figures
Ce thème de l’altérité m’inspire, il est au cœur du travail que je propose avec les figurines....