Les Ailes de l'Altérité :
Essais sur le Temps, le Désir et l'Écoute
L’épaisseur de l’absurde et l’appel de l’altérité
L’altérité, cette étrange expérience qui nous invite à pénétrer dans l’absurde. Selon Albert Camus : « Cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde. »
Faire face à l’altérité, c’est entrer dans les profondeurs et les entrailles de chemins et de contacts avec l’inconnu. C’est être traversé par les vents imprévus que la vie nous apporte.
Rencontrer l’étranger, la singularité, l’altérité, c’est être confronté à l’éloignement de nos habitudes les plus anesthésiantes. L’étranger nous appelle à sortir de nous-mêmes pour voler vers d’autres directions.
C’est à travers ce contact anomal et inconnu que nous pouvons être surpris par la découverte de nouvelles perspectives, de nouveaux regards sur la vie et sur le monde des autres. Accueillir ces expériences, c’est s’ouvrir à l’imprévisible, même lorsque cela nous dérange.
La ville des anges et l’altérité de l’écoute invisible
Dans le film Les Ailes du Désir de Wim Wenders, une étrange expérience avec un monde étranger se dévoile à travers les personnages des anges.
Wenders nous offre des images de la vie des anges dans une métropole contemporaine. Ils sont nombreux, présents dans plusieurs villes. À Berlin, ils sont des dizaines.
Ils errent dans la ville, au gré du hasard, dissimulés sous de longs manteaux, leurs cheveux attachés en queue-de-cheval, les mains enfouies dans les poches, observant l’angoisse des êtres humains — des mortels.
Ils peuvent entendre, s’ils le souhaitent, les pensées de tous : hommes, femmes, enfants. Ils savent s’approcher lentement, dans un mouvement furtif et délicat, inclinant leur tête sur l’épaule de ceux qui souffrent, pour écouter leurs prières, leurs demandes, leurs désirs, leurs soupirs.
Mais alors, demande le philosophe Peter Pál Pelbart :
« Que fait un ange lorsqu’il perçoit que le désespoir envahit l’âme d’un humain ? »
L’ange effleure doucement l’épaule de celui qui est angoissé, et celui-ci ressent la présence de quelque chose qui frôle délicatement son corps, sans savoir exactement ce que c’est.
La personne souffrante sent une présence étrange, mais ne voit rien. Elle ressent une aura familière, comme une expérience scintillante de déjà-vu. Et soudain, après cette rencontre avec une présence indéterminée, fugace, insaisissable, la personne angoissée ressent le retour d’une vigueur inattendue, oubliée depuis longtemps.
Ses pensées prennent une autre direction, au-delà de la mort et de la perte de vitalité. Le temps, figé dans les angoisses, les doutes, les tristesses, semble se libérer pour accueillir de nouvelles altérités, de nouvelles singularités. Les affects nés de cette rencontre discrète avec l’inconnu produisent une aura de renaissance — une sensation de vivre pour la toute première fois.
L’éternité des anges… et la finitude des mortels
Pelbart nous rappelle que les anges ne sont pas des dieux. Ils ne possèdent ni pouvoirs infinis, ni omnipotence. Mais ils sont éternels… ou presque.
Ils ne peuvent empêcher le corps d’un suicidaire de se jeter dans le vide, ni offrir un emploi à celui qui en cherche un. Ils ne peuvent trouver quelqu’un pour écouter les récits d’un vieillard désireux de partager sa vie. Ils ne peuvent changer le cours de l’histoire, ni sauver la planète. Mais ils peuvent ouvrir, esthétiquement, un espace de contact dans une écoute attentive et sensible à la souffrance des autres.
Une altérité de l’écoute qui se singularise dans la rencontre avec les passions humaines. Comme les thérapeutes, ils s’inclinent vers les angoisses et les multiples passions de ceux qui ont besoin de les partager. Même invisibles, ils deviennent présence. C’est là que réside une forme d’altérité, une singularité venue d’un autre monde, d’un autre lieu.
La disponibilité de l’écoute des anges se manifeste dans l’inclinaison de leur tête, qui touche l’épaule des angoissés vivant le cours incertain du temps — l’expérience finie d’une existence qui s’achèvera un jour, mais dont on ignore l’instant, le lieu, la saison, et si ce sera aux côtés de quelqu’un ou dans la solitude.
Lorsqu’on est touché par l’altérité de l’écoute des anges, le temps semble s’écouler autrement, et se charger de nouvelles singularités.
L’altérité de la présence et l’envie des anges
La présence discrète des anges, dans leur disponibilité et leur réceptivité, se manifeste à travers l’altérité d’une écoute subtile, presque imperceptible — perceptible seulement par l’aura scintillante de leurs doigts qui glissent comme les mains d’un pianiste sur les touches d’un piano.
Ces gestes éveillent, dans les corps désabusés, un souffle d’élan vital encore latent.
Pelbart nous révèle : « Ce que peu savent — et que l’on apprend dans le film — c’est que les anges envient les hommes. » Il interroge : « De quoi les anges sont-ils jaloux ? »
Ils envient la finitude des humains, cette condition d’être mortel. Ils envient l’impermanence, la fragilité, les passions humaines — des désirs les plus ténus aux plus ardents. Ils jalousent la possibilité de goûter les saveurs du sexe, d’une pomme, le frisson voluptueux d’une rencontre charnelle, la chaleur d’une étreinte amicale, la fraîcheur du vent en été — bref, d’être enlacés par les affects nés du processus de vivre.
De l’éternité comme prison au désir de finitude
Si les mortels souffrent de l’impermanence des choses, de l’angoisse du devenir, de l’inconnu, de l’imprévu — parfois porteur de nouvelles terribles — les anges, eux, ressentent l’immortalité comme un enfermement, une prison cruelle. L’éternité les enferme dans la monotonie d’un présent perpétuel. Un présent figé, les condamnant à l’ennui infini d’une vie sans historicité affective. Une vie où le flux vital ne circule plus, image sombre d’une mort dans une existence sans feu, sans passions humaines.
Pelbart nous dit : « Curieuse inversion : les malheureux du film ne sont pas les hommes, comme on pourrait s’y attendre, mais les anges ».
Les anges vivent une permanence morne sur la planète, un présent éternel, sans histoire, désincarnés d’une sensualité du vivre, privés de la capacité de jouir — des plaisirs, des douleurs, des joies, des tristesses, des conquêtes et des frustrations.
Ils sont prisonniers d’une mission éternelle : flotter dans la vie des mortels et des cités.
La vie des anges ressemble à celle de ceux qui ont figé le temps — les fous, les dépressifs, ceux qui ont perdu l’art créatif de composer avec les mouvements incertains, imprévus, du temps en devenir, ce temps qui nous indique les transformations.
Du temps bouleversé par les passions au désir d’ailes
Pelbart nous raconte que, dans le film de Wenders, un jour quelconque, un ange prend la décision de s’incarner. Devenu mortel, de chair et d’os, il commence à ressentir la faim, le froid, le sommeil, la douleur — tout ce qu’un être fini peut éprouver dans un temps qui ne cesse de s’écouler.
Il entre dans l’altérité d’un temps sensible, d’un temps qui perçoit la vie sous toutes ses formes possibles. Et là, l’ange tombe amoureux d’une trapéziste : il goûte à la beauté de l’instant singulier, de cet instant unique, savourant l’éternité d’un présent fini — l’éternité d’une rencontre passionnée. L’ange tombe amoureux d’un corps en suspension. D’un être qui danse avec le vide. Il découvre la beauté de l’instant singulier, de cet instant qui ne reviendra jamais, mais qui contient tout. Il découvre que l’éternité n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité. Non dans le toujours, mais dans le maintenant.
Pelbart nomme cela un devenir-ange. Ce n’est pas redevenir ce qu’il était, mais devenir autrement. Devenir dans le tremblement, dans la passion, dans l’incertitude.
Et la trapéziste, elle aussi, cherche ce devenir. Dans ses acrobaties, dans sa mélancolie, dans sa musique intérieure. Elle cherche à s’élever, non pour fuir, mais pour sentir. Pour vibrer. Pour aimer.
L’ange découvre l’éternité à travers l’amour, non plus l’éternité vide des anges, mais « l’éternité gravée dans la fugacité d’un devenir ». Pelbart [op. cit., p. 21] écrit : « Et l’ex-ange, devenu mortel, à travers cet instant diamantin, embarque dans ce qu’on pourrait appeler un devenir-ange. Il ne redevient pas ange, mais entre dans un devenir-ange, ce qui est tout autre chose. Au fond, c’est aussi ce que la trapéziste mélancolique cherchait depuis toujours — un devenir-ange, que ce soit à travers ses acrobaties circassiennes ou sa léthargie bercée de rock’n roll. »
Le devenir-ange n’est pas réservé aux anges. Il est offert à tous ceux qui acceptent de vivre dans le passage. À tous ceux qui accueillent l’altérité du temps. À tous ceux qui ouvrent leurs bras au vertige du présent. Peut-être que le présentateur d’un spectacle sans public, ou les lecteurs solitaires de la bibliothèque de Berlin, cherchent eux aussi leurs ailes.
Chacun, à sa manière, cherche un devenir-ange, nourrit un désir d’ailes.
L’amour, la littérature, le cinéma — tout cela offre des ailes pour un devenir-ange. Mais il y a une condition : il faut être mortel.
Seuls les mortels ont accès au devenir-ange.
Et pourtant, ce sont nous, les mortels, qui possédons cette puissance, cette capacité de nous affecter dynamiquement dans notre brève et finie aventure du vivant.
De l’altérité de l’instant à la singularité du présent
Nous, simples mortels, sommes ceux qui peuvent ressentir la singularité et l’altérité de chaque instant vécu comme unique. Il y a dans chaque instant une étrangeté sacrée. Une vibration unique, une lumière qui ne se répète jamais. De chaque instant singulier, nous gardons son aura infinie, car il ne sera jamais revécu, mais toujours senti comme une part intime de nous-mêmes.
De ce souvenir affectif minuscule, nous désirons encore, une fois de plus, éprouver un autre instant singulier — celui qui nous élève vers l’éternité d’un présent capable de nous faire voler sur les ailes du devenir-ange, même si nous n’en sommes pas un…
Mais les ailes du désir nous portent vers des mondes lointains, tout en restant au même endroit.
Vivre le flux de l’instant, vivre la temporalité fugace qui nous échappe dès l’instant suivant, peut effrayer. C’est là une des formes de l’expérience de l’absurde, selon Camus.
Parfois, nous tentons de rester immobiles dans le temps, comme une manière de fuir et de figer l’expérience qui nous entraîne dans les courants du devenir.
Nous nous enchaînons au temps paralysé, aux courants d’un temps sans création ni nouveauté. Nous interrompons le contact avec le devenir-ange…
Nous craignons de vivre les remous des imprécisions, des incertitudes, des indéterminations de la temporalité du devenir…
Nous avons désappris à voler sur les vagues du temps infinitif, sur le temps du verbe infini de la vie.
Nous avons rompu le fil qui nous relie à l’éternité de l’instant, interrompu le lien avec la temporalité fluide et dansante du devenir.
Une temporalité musicale qui nous extrait de nos chronicités, de nos répétitions, des chaînes de l’ennui éternel, nées de la peur de l’incertitude.
Nous sommes désormais devenus des symptômes.
Inspirés par le film de Wenders, nous pouvons déplacer la perspective du présent éternel vécu par les anges vers les situations où le temps tombe malade — vers le chemin de la médicalisation du mal-être dans la contemporanéité.
La temporalité musicale, le temps malade et la médicalisation de la vie
Le temps n’est pas une ligne droite.
Il danse.
Il s’échappe.
Mais nous avons peur.
Nous tentons de le figer, de le domestiquer, de le chronifier.
Nous avons désappris à voler sur les vagues du temps infinitif.
Nous avons rompu le fil qui nous relie à l’éternité de l’instant.
La temporalité musicale — celle qui palpite, qui improvise, qui se meut — est remplacée par la répétition, l’ennui, la prévisibilité.
Nous sommes devenus les symptômes d’un temps malade.
Et pourtant, le devenir nous appelle.
Il nous invite à vivre le temps comme création.
Comme danse.
Comme envol.
Mon ami Jean-Marie Delacroix, lors d’un de ses voyages en Amazonie péruvienne, entend d’un chaman : « C’est le temps qui tombe malade. » Le temps tombe malade lorsqu’il se fige dans les images et les affects du passé ou du futur.
Le présent perd alors sa fraîcheur et sa relation vivante avec le flux de la nature.
Lorsque nous vivons en synchronie avec le rythme de la nature, nous habitons les altérités du temps, nous pénétrons les entrailles et les étrangetés du temps d’Aïon — le temps du devenir, de la temporalité du sentir.
Nous vivons aujourd’hui une pandémie de la médicalisation de la vie : presque tous ont déjà médicalisé une forme de tristesse, d’angoisse, d’anxiété. Et si la médicalisation de la souffrance humaine était une tentative de produire des anges sans ailes — des êtres qui n’ont pas appris à voler créativement avec leurs angoisses, leurs tristesses, leurs passions ?
Nous assistons à la production massive de sujets qui s’aliènent de la possibilité de prendre de petits envols — comme les papillons, si sensibles, si fragiles, mais capables de voler si loin, comme me l’enseigne mon amie canadienne Lise Roy.
Devenir-ange, avoir des ailes d’ange, voler comme les papillons avec tout ce que nous sommes, tout ce que nous ressentons, aussi difficile que cela puisse être.
Pour apprendre à nous désajuster créativement de ce qui emprisonne le temps dans les représentations du passé ou du futur.
Pour apprendre à libérer les ailes du désir vers des directions inimaginables.
Peut-être que les anges sont assoiffés et jaloux de nos passions, de notre mortalité — précisément parce que nous savons (ou pas) que nous pouvons faire de cette vie un chemin singulier, tissé de tant de rencontres et de séparations, de joies et de tristesses.
Voler dans les désirs d’ailes, devenir-ange, devenir-papillon, voler dans le temps qui nous reste comme des enfants qui inventent leurs jeux et leurs jouets.
Voler dans le temps de l’altérité, dans le temps de la singularité d’une vie imprévisible, intempestive, mais potentiellement créative.
Au-delà du présent éternel des anges, au-delà de la folie, de la dépression qui assiègent la planète.
Peut-être que les gestalt-thérapeutes sont ceux qui vivent leurs devenirs-anges, avec leurs désirs d’ailes pour faire voler les rêves, les délires, les désirs, les passions de ceux qui viennent à leur rencontre.
Paulo-de-Tarso de Castro Peixoto
Compositeur, pianiste, musicothérapeute, philosophe et gestalt-thérapeute, il est titulaire d’un master et d’un doctorat en psychologie. Il a également réalisé un post-doctorat en philosophie ainsi qu’un post-doctorat en psychologie.
Références
Camus, A. (2013). L’Homme Révolté. Edição Eletrônica: Collection les auteurs classiques. Université du Quebec à Chicoutimi.
Camus, A. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.
Delacroix, J. (2006). La Troisième Histoire. Patient-psychothérapeute: fonds et formes du processus relationnel, Dangles.
Pelbart, Peter Pál. A nau do tempo-rei: sete ensaios sobre o tempo da loucura, Rio de Janeiro,
Imago Editora, 1993.
Roy, Lise, Conversations avec moi, 2023
À Dire n° 10 - Hiver 2025 - Sommaire
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