Courrier des lecteurs
Claude Falgas
Sans remettre en cause les propos de Jean-Marie Delacroix sur les origines de la Gestalt-thérapie, je voudrais faire ressortir la manière dont Laura a tiré parti du terreau culturel dont elle s’est activement imprégnée avant même de rencontrer Fritz et de faire émerger avec lui ce que nous connaissons maintenant. Si elle n’a rédigé aucun ouvrage sous son nom propre, elle a, de mon point de vue, considérablement contribué à l’émergence et au développement de la Gestalt-thérapie.
Interviewée par Daniel Rosenblatt en 1972 (leurs échanges ont été repris dans (1) Expérience intemporelle) et en 1984 (échanges repris dans (2) Vivre à la frontière), Laura mentionne les discussions à propos de Le Moi, la Faim et l’Agressivité qui était en cours d’élaboration alors qu’ils résidaient ensemble en Afrique du Sud. Elle dit être l’auteur (p. 233 pour 1972 et p. 19 pour 1984) des chapitres portant respectivement sur le Complexe du Substitut et sur l’insomnie. Au cours de ces entretiens menés par Daniel Rosenblatt, elle évoque aussi son itinéraire intellectuel et les influences majeures qui l’ont nourrie dans la durée et ont fait de sa pratique ce qu’elle est devenue. Celles et ceux qui travaillent avec elle « sont très surpris que j’arrive d’une certaine manière, avec patience et en travaillant sur des petites choses, sur ce qui est évident et minimal, que j’arrive à quelque chose qui semble atteindre bien plus profond et parce que c’est un petit pas à la fois et que je fais de nombreux petits pas avec la même personne, ça semble mener bien plus loin. Ce n’est pas l’expérience et la surprise d’un grand choc immédiat, mais l’expérience d’une vraie croissance » (p. 264 de l’entretien de 1972). Si le style de Fritz orientait une transformation intérieure en générant une impulsion puissante (son style confrontant et spectaculaire), l’approche de Laura passait par une attention au faire contact et au soutien dans le corps.
Dans ces interviews, Laura raconte qu’avant de rencontrer Fritz, elle était à Francfort (l’université d’avant-garde de l’époque) élève de Paul Tillich et de Martin Buber. Ce dernier connaissait bien le courant taoïste de pensée, pour avoir publié en 1910 une étude sur Zhuangzi un de ses maîtres fondateurs. Dans Histoire de la pensée chinoise (3) , Anne Cheng mentionne d’ailleurs cette étude en note 5 p. 140. Le courant de pensée taoïste est apparu dans le brassage d’idées en Chine à l’époque des Royaumes Combattants (IVe – IIIe siècle avant notre ère) et il a évolué jusqu’à aujourd’hui, tout en gardant ses spécificités premières. Pour Zhuangzi et Laozi, les deux grandes figures du taoïsme, il s’agit non pas de trouver des moyens de remédier aux situations de discorde et de violence, mais de se mettre à l’écoute de la subtile et légère mélodie d’harmonie restant perceptible sous le bruit, le vacarme et la fureur. Se mettre à l’écoute et entrer dans la fluidité du Dao dans un agir non agissant.
La conception dynamique du monde perçue par la civilisation traditionnelle chinoise nous est étrange. Elle heurte nos habitudes de pensée car qu’elle passe par une observation qualitative et énergétique des phénomènes et parce que les caractères graphiques par lesquels passe son expression évoquent directement un contenu (Ciel, Terre...) ou le suggèrent sur un mode emblématique. Ainsi, dans le Tai Ji, symbole en rouge et noir de l’unité en transformation de ce qui existe, l’attitude ‘’d’agir-non-agissant’’ à laquelle s’attachent les taoïstes figure d’une certaine manière sous la forme du point noir situé dans la forme rouge tandis qu’existe aussi un point rouge habitant la figure noire pour rappeler l’activité existant pendant les moments de repos. Avec le travail d’étude sur l’art de vivre que propose Zhuangzi par l’intermédiaire de Martin Buber, s’est ouvert à Laura un chemin d’accès à une façon d’être dans l’expérience.
J’imagine alors que Laura s’est progressivement imprégnée d’une attitude habitée par l’observation aiguisée et minutieuse de ce qui est, associée à une grande liberté de pensée. Dans une note de Le Moi, la Faim et l’Agressivité, figure d’ailleurs la mention en image des deux pôles que sont le Wu Ji (le cercle vide symbolisant le mystère de l’origine) ainsi que le Tai Ji. Et Laura dit à propos de Jan Smuts à qui Fritz se réfère pour ce chapitre de l’ouvrage que « De fait, pour moi, ce n’était pas tant une nouveauté parce que je baignais déjà tellement dans la Gestalt […] et dans une approche organismique et holistique. Mais je pense que pour Fritz ça a consolidé quelque chose qu’il n’avait pas compris jusque-là » (p. 237 de l’entretien de 1972).
Dans les différentes cultures d’Extrême-Orient, les processus du corps et ceux de l’esprit restent indissociables. Tout le processus d’éducation que s’est activement donné Laura a suivi cette voie. Elle a ensuite toujours considéré les processus physiologiques du contact et du soutien au contact comme essentiels. La Gestalt a été inspirée, pour Laura, par « le Bouddhisme et la littérature orientale (traduite) » (interview de 1984 p. 33). Dans les textes attribués à Tchouangzi, auquel Laura a eu accès par l’intermédiaire de Martin Buber, sont clairement évoqués des étirements ‘’à la manière de l’ours ou de l’oiseau qui déploie ses ailes’’. Ces pratiques traditionnelles ont d’ailleurs été transmis jusqu’à aujourd’hui puisque nous les connaissons en tant que ‘’Qi Gong’’ ou ‘’Tai Chi Chuan’’. Elles sont considérées depuis toujours comme chemins de ré-équilibration par soi-même de l’être tout entier.
Dans le bouddhisme qui s’est répandu à partir de l’Inde dans tout l’Extrême-Orient,se retrouve le même le fil conducteur d’une conscience toujours plus profonde des possibilités de lâcher-prise dans des régions toujours plus secrètes de soi. Dans le Sutra du Lotus (c’est un ‘’classique’’, un ‘’canon’’ du bouddhisme), le travail sur la ‘’conscience du corps dans le corps’’ sert de base pour le ‘’nettoyage’’, la ‘’purification’’ de celle des six facultés de mise en relation dont l’humain est porteur : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et l’esprit. Et les pratiques de yoga, venant elles aussi d’Inde, travaillent dans un registre similaire.
Laura évoque la période où elle était à Berlin (elle connaissait donc Fritz à cette époque). « Il y avait un mouvement de danse basée en grande partie sur des exercices de yoga. [… avec] un danseur javanais brillant et qui a eu une grande influence en Allemagne » (p. 204 dans l’entretien de 1972). Ces expériences la passionnaient car elles formaient des variations sur un même thème, qu’elle connaissait depuis l’enfance, la conjugaison du centrage, de la fluidité, de la respiration, de l’ancrage au sol du corps en mouvement associé à la coordination avec le mouvement des autres.… (p. 213 dans l’entretien de 1972). Elle rattache toutes ces expériences de jeunesse plus ou moins à l’eurythmie et à l’éducation humaniste reçue. Elle cite par exemple, de mémoire, des vers de Goethe… Laura souligne néanmoins qu’elle était active dans de tels processus, consciente de ce qu’elle voulait et de ce qu’elle refusait alors que ses contemporains n’étaient pas toujours aussi clairs dans leurs visées.
À une époque où le dialogue social devient facilement brutal et où la perte de connexion avec son propre corps devient courante, je crois qu’il peut être utile de ne pas perdre de vue ce chemin emprunté dès l’origine par Laura qui ne s’appelait pas encore Perls, au début. L’élaboration et l’organisation concrète de certains processus de résilience ainsi que, sous l’angle de la prévention, la mise en œuvre de perspectives personnelles, peuvent en être facilitées dans notre contexte actuel.
(1) Perls Laura. Éditée par Nancy Amendt-Lyon. Expérience intemporelle. Carnets et textes littéraires inédits (1946 – 1985). 2018. L’Exprimerie.
(2) Perls Laura. Vivre à la frontière. 2001. L’Exprimerie.
(3) Cheng Anne. Histoire de la pensée chinoise. 1997. Éditions du Seuil.
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